L’Abbé Pierre, une statue renversée
Il faut commencer par surmonter le sentiment de tristesse devant l’immense perte d’espérance que ce petit homme à la cape noire avait su installer en nos cœurs. Celle que le pauvre, le mal logé, l’étranger n’étaient pas définitivement relégués à l’oubli et à la misère, mais qu’ils étaient secourus, rendus à leur dignité grâce à la mobilisation puissante et aux dons évidents d’empathie et de communication d’un homme de cœur. Mais la perversion de l’Abbé a été dévoilée, et la statue est tombée de son piédestal.
Il faut ensuite saluer la mise en lumière de la douleur des victimes. Triple douleur : celle de leur atteinte corporelle, celle de la déception, et celle du silence auquel elles ont dû se résoudre, tant l’Abbé était intouchable. Un seul exemple le prouve. Dans les années 80, une femme prostituée suisse, invitée sur un plateau de la Radio-Télévision-Suisse a déclaré que dans la maison close où elle travaillait, elle avait vu l’Abbé Pierre. Évidemment, personne ne l’a crue. Comment dans ces années-là, une personne seule, sans collectif de soutien, sans lieu d’écoute pouvait-elle l’emporter contre une figure héroïque ?
Les révélations récentes soulignent aussi le silence des institutions – Église de France, Emmaüs, Fondation Abbé Pierre- qui ont bénéficié au long de tant d’années de l’image flatteuse de l’Abbé. Comment ne pas constater qu’elles ont préféré leur propre image à la défense des victimes, en particulier d’enfants, et de femmes dont l’Église n’a toujours pas compris qu’elles étaient des sujets et non des objets utilisables à loisir, au gré des pulsions et des menus services à rendre.
Ces constats, et tous nos jugements, nous mettent devant une vraie responsabilité. Plus de procès, plus de justice, puisque l’Abbé est mort. Désormais, la justice, c’est nous, et c’est bien plus compliqué…
Dans cette affaire, le poids de l’héroïsation a été d’une extrême puissance, et cela nous questionne tous. Qu’aurions-nous fait en 1960 devant la parole des victimes ? Pour ma part, je dois reconnaître qu’à cette date-là, je ne les aurais pas entendues.
En effet, notre tropisme à héroïser est profond. Nos sociétés ont beau être averties des dangers de l’image, elles usent et mésusent du pouvoir des images. Pourquoi ? Parce que les images, en particulier celles de figures idéales, sont nécessaires. Il en faut pour nous tous, enfants qui s’appuient sur elles pour grandir, mais aussi adultes qui cherchent leur chemin. Et il en faut aussi … pour la société de consommation, qui les utilise pour vendre. Et dans le monde de la spiritualité, qui use des méthodes de tout le monde pour se promouvoir, il en faut aussi !
Autrefois, c’étaient les pères (parfois des femmes, mais en bien moins grand nombre), et la littérature ou l’histoire, pleines d’aventuriers, de savants, de libérateurs, qui étaient les pourvoyeurs d’images porteuses. Aujourd’hui, avec le déclin des pères et le désamour relatif envers l’histoire ou la littérature, ce vivier est moins fourni. Par quoi le remplacer ? Par des figures tirées du panier de l’actualité : sportifs, globetrotters, apôtres de la paix, lanceurs d’alerte, prêtres charismatiques… Sans discernement, nous les créditons de la perfection, ce manteau trop lourd à porter, pire encore, ce carcan. Parfois, les héros parviennent à éviter le piège, mais dans le domaine de la spiritualité -qui peut avoir l’ambition de délivrer une parole morale- il est essentiel que le « dire » et le « faire » soient en accord. Quand ce n’est pas le cas, la déconvenue est amère.
Aujourd’hui, il existe un marché des héros que les médias contribuent à fabriquer. L’opinion les « adore », comme les Hébreux adoraient hier le veau d’or, dont je rappelle qu’il était obtenu en fondant les bijoux des femmes du peuple hébreu. Quel symbole, de notre complicité, mais aussi de notre appauvrissement, car ces bijoux, en étant dénaturés de leur fonction d’ornement, étaient perdus ! Sur tous les tons, la Bible dénonce les idoles ; elle clame qu’elles aliènent, appauvrissent et rendent stupides. Relisons l’épisode du veau d’or, ou les injonctions du prophète Jérémie.
Prenons donc garde à l’usage que nous faisons des icônes que nous fabriquons. Oui, elles sont nécessaires, mais à certaines conditions. Il me semble que le grand absent dans notre héroïsation moderne, c’est l’amour. Considérons-nous les héros modernes comme des objets au service de nos ambitions propres ou les traitons-nous comme des personnes ? Lorsque nos pères perdaient leur auréole devant leurs enfants devenus grands, il restait l’amour entre eux, et c’était l’essentiel. Les liens se construisaient autrement, avec des pères plus humains et plus proches. Lorsqu’un homme politique ou l’Abbé Pierre tombe, nos voix se font volontiers furieuses. Mais après la fureur, qu’avons-nous à proposer ?
Que faudrait-il donc faire pour que l’amour, un amour d’empathie, de bienveillance critique, accompagne nos démarches d’héroïsation ? Simplement admettre que nos héros restent des êtres humains, faillibles, qui ne font pas que le bien. Il y a plus d’amour à reconnaître le mal en notre prochain tout en continuant à l’aimer « malgré tout », qu’à le couvrir de compliments excessifs. Comment y parvenir ? En évitant les louanges aveugles et la servilité des courtisans, en réfrénant notre appétit de perfection, afin de préserver l’acte bon qui a réellement existé. « Nobody’s perfect !» concluait le film Certains l’aiment chaud.
Car héroïser, ou idolâtrer, et parfois même sanctifier, est un acte aux nombreuses conséquences négatives. Mettons-nous un instant dans la peau du héros dont on attend la perfection. Quelle exigence ! Je dois paraître mais jamais je ne serai à la hauteur des attentes d’autrui… on m’en demande trop… me voilà figé dans le sucre des compliments et la vanité du contentement de soi, prisonnier de l’image qui a été donnée de moi. Et le pire est que j’en ai été complice ! Je ne peux plus effacer l’ardoise et recommencer autrement… Ah, veulent-ils vraiment mon bien, ceux qui répandent cette image parfaite de moi ? Ne serais-je pas mieux aimé par celui qui me sait faillible ?
C’est ce que nous pourrions faire avec l’Abbé. Admettre ses limites, ses perversions, même. Donc inscrire en soi la réalité du mal commis, car des victimes l’ont payé cher, s’en remettre à la justice humaine, et en même temps ne pas oublier le bien qu’il a fait. En somme, « faire la part des choses ».
Anne Soupa