Eglise et sexualité : un discours inaudible
La sexualité est la mal-aimée du discours catholique. Malgré quelques ouvertures récentes, celui-ci, pris entre idéalisation et déni, longtemps couplé avec l’acte de procréation, n’atteint pas sa cible. Je voudrais montrer les limites de cette attitude et combien elle offre aux femmes des arguments puissants pour plaider leur cause.
Pas question, en préalable, de parler de sexualité sans rappeler qu’elle se vit dans un corps. La sexualité n’est pas que le sexe. Elle travaille tout le corps. L’honorer à sa juste place suppose d’honorer aussi le corps dans toutes ses dimensions : corps de sensations, de sentiments, corps qui pense aussi, car tout ce qui parvient à l’esprit est avant passé par le corps.Mais aussi corps souffrant, corps du nouveau-né, corps du vieillard, tous ces aspects du corps sont aussi importants que le corps qui donne un plaisir sexuel. Le christianisme est la religion de l’incarnation. Il célèbre Jésus venu dans le corps d’une femme, épousant donc charnellement l’humanité, par ce corps à corps avec la chair de sa mère, puis vivant dans son corps la vie ordinaire de tout être humain. Dans tout discours sur Dieu, ce fait est premier. Avant de dire que « Dieu sauve », Dieu est venu dans la chair. L’incarnation est le socle de tout discours sur Dieu. Tout le corps est donc saint et doit être l’objet d’un grand respect.
Paul le clame avec force, en parlant de la variété des membres du corps :
« Bien plus, les membres du corps qui sont tenus pour les plus faibles sont nécessaires ; et ceux que nous tenons pour les moins honorables du corps sont ceux-là mêmes que nous entourons le plus d’honneur, et ce que nous avons d’indécent, on le traite avec le plus de décence ; ce que nous avons de décent n’en n’a pas besoin. Mais Dieu a disposé le corps de manière à donner davantage d’honneur à ce qui en manque, pour qu’il n’y ait pas de division dans le corps, mais au contraire, une mutuelle sollicitude ». (1 Corinthiens 12, 22-25).
Au nom de Celui qui a pris corps, tout le corps est estimable.
I. Quelques définitions
Afin de classer ce dont on parle, je propose, selon les concepts de Michel Foucault, d’envisager trois aspects de la sexualité :-
-Des pratiques–
-Une scientia sexualis, c’est-à-dire un corpus doctrinal qui énonce ou dénonce les normes et les déviances (droit canon, traités de médecine, de philosophie).-
-Un ars erotica, composé de fabulations, chansons, gestes images .
Toutes les religions et toutes les sociétés ont légiféré sur la norme, parce que la sexualité est un « continent noir », où l’être humain se révèle capable du meilleur comme du pire. Baliser un chemin d’humanité et repérer les conduites déviantes est inévitable. Je vais m’attacher à la scientia sexualis dont parle Michel Foucauld en évoquant d’abord à travers l’histoire puis, très superficiellement, la doctrine actuelle catholique sur le sujet.
II. Á travers les Écritures
1. Sexualité hétérosexuelle-
Les deux récits de création de l’homme et de la femme, en Genèse, instaurent entre eux une égalité foncière et ne donnent aucune prééminence à l’un sur l’autre. La différence entre eux (différence à laquelle aucun contenu positif n’est donné) est fondatrice : elle permet « l’aide » . Rien n’interdit donc de concevoir la sexualité comme faisant partie de l’aide mutuelle qu’hommes et femmes se doivent.-
Le Cantique des Cantiques permet d’en savoir davantage sur la proposition biblique. Ce chant d’amour d’une sensualité extrême, atypique dans l’ensemble du corpus biblique, a soulevé des débats très ardents, au sein du judaïsme et du christianisme naissant. Le garder ? L’exclure ? Et comment l’interpréter ? Comme un chant profane ? Comme une allégorie de l’amour de Dieu pour son peuple ? L’interprétation dominante a été la lecture allégorique. C’est celle qui prévaudra dans les monastères, grands lecteurs du Cantique. Mais que faire de la très grande sensualité de ce texte ? Est-elle normative ? Le christianisme n’a pas beaucoup voulu réfléchir à la question, au point que certains commentateurs d’aujourd’hui ont eu besoin de partir de sa dimension spirituelle pour dire que dire que cet amour divin… se retrouve dans le couple humain. On voit clairement que c’est la difficulté à admettre la très grande sensualité de ce texte qui a poussé à son interprétation allégorique. Mais cela ne règle rien !
–Dans les évangiles, conformément à la position juive, le mariage est valorisé (Cana). Jésus réintègre aussi la femme aux pertes de sang , impure, donc exclue de sa vie génitale et aussi de toutes relations sociales. J’y vois une légitimation de la vie sexuelle. Le thème des noces, caractéristique du courant prophétique, se met, dans les évangiles, au service de l’alliance avec Dieu. Le récit de la Samaritaine en est la démonstration magistrale : le puits des Écritures, l’eau jaillissant, Jésus qui s’offre comme mari à cette femme qui vient d’avouer qu’elle n’a aucun mari, tout cela est une valorisation indirecte du mariage, donc de la vie sexuelle qui le sous-tend. Mais ce récit fait aussi sentir la caractéristique profonde du discours chrétien sur la sexualité : il est très vite métaphorisé pour signifier l’alliance avec Dieu.
2. Sexualité homosexuelle
Dans ces sociétés anciennes où les enfants sont indispensables à la survie du peuple, l’homosexualité n’est pas comprise, car elle semble aller contre un dessein de fécondité voulu par le Créateur. Plusieurs textes l’évoquent :-Genèse 19 où les hommes de Sodome veulent abuser des anges envoyés par Dieu chez Lot. Thomas Romer a démontré que la pointe de ce récit était une effraction des lois de l’hospitalité plus qu’une critique de l’homosexualité. Mais le terme « crime de Sodome » a continué à désigner l’homosexualité.
–Lévitique 18, 22.
L’homosexualité masculine est interdite. Mais les contenus juridiques du Lévitique ne sont pas suivis par les chrétiens.
-Lettre aux Romains 1, 26. Des « rapports contre nature ». Indirectement, Genèse 2, récit de la création de l’homme et de la femme, semblerait dire que la différence des sexes induit une sexualité hétérosexuelle, mais le texte est suffisamment riche et complexe pour qu’on n’absolutise pas la différence Homme-Femme comme normative de toutes les différences.
3. Deux questions
Par-contre, deux faits des évangiles semblent plaider contre un exercice actif de la sexualité, en général.
-Le premier est la virginité de Marie. Une bonne partie des commentateurs chrétiens a cru pouvoir en déduire une apologie de la continence ou même de la virginité permanente, surtout des femmes. Mais c’est confondre la lune avec le doigt qui la désigne. Quand on sait combien la virginité de Marie a pesé sur les femmes, on mesure qu’il importe de ne pas se tromper d’interprétation. Or absolutiser cette virginité est un contresens. La virginité ne parle pas de Marie, mais de Jésus, si grand qu’il ne vient pas au monde par le mode naturel de conception. La meilleure manière de le comprendre est de relire le récit apocryphe de la sage- femme Salomé , où celle-ci, ayant voulu voir de près « la nature » de Marie, a eu le bras brûlé, puis guéri une fois qu’elle eut porté l’enfant Jésus.
-Le second est le célibat de Jésus, le « non-dit » majeur des évangiles.
Tout le monde pense que Jésus est célibataire mais les évangiles n’en disent rien. Ce célibat supposé, en rupture (même s’il y a des exceptions) avec le judaïsme qui valorise le mariage, contribuera grandement à dévaloriser la sexualité dans le christianisme.
III. Héritage antique et premières théorisations
Les chrétiens ont hérité d’un savoir antique sur la sexualité. Il nous réserve des surprises ! La priorité des Anciens n’est pas d’exercer un jugement moral, mais de se garder en santé. L’orgasme est considéré comme une sorte d’épilepsie, la voluptas génère la prostration, appelée « perte d’âme » par Tertullien. Moins l’activité génitale est grande, mieux l’esprit se porte. Les mouvements de la chair sont des fautes contre la raison avant d’être des péchés. L’extase sexuelle est une souillure dont il faut se débarrasser. Selon le mot de l’historien Paul Veyne « les chrétiens n’ont rien réprimé du tout, c’était déjà fait ».
Mais force est de constater que le christianisme s’est de plus en plus méfié du corps alors qu’il était né d’une confiance dans le corps, tenu pour capax Dei. Au-delà d’une influence du stoïcisme et du néoplatonisme qui se méfient de l’emprise du désir sur la volonté humaine, au-delà de l’antiféminisme ambiant et de la gnose orientale, se développe au cours des premiers siècles un courant important de « renoncement à la chair », marqué par les courants apocalyptiques qui croient en l’arrivée imminente du Royaume de Dieu. L’ascétisme devient peu à peu une spécificité chrétienne, alors qu’il ne lui est pas consubstantiel. On assiste même alors à des castrations volontaires dont l’illustration la plus connue est l’émasculation d’Origène.
L’influence du monachisme naissant, en particulier des Pères du désert, très occupés à lutter contre leurs passions, est pour beaucoup dans cette méfiance. Les théologiens écrivent des traités sur la chasteté, la continence, les avis se partagent : la sexualité est une nécessité plus qu’un sommet de la vie. Ces courants ascétiques, dits aussi « encratiques », ravivent une question radicale : faut-il encadrer la sexualité ou la condamner ?
Un exemple éclairera la vivacité du débat : Marcion (2eme s.) ne pouvait supporter qu’un Dieu vienne au monde dans l’horreur d’un accouchement. Tertullien lui répond
:« Déchaîne-toi maintenant contre les organes indécents de la femme en travail qui l’honorent cependant par le danger qu’elle court et qui sont naturellement sacrés. Apparemment, qu’il te fait peur, cet enfant rejeté avec armes et bagages, et que tu dédaignes encore, une fois débarbouillé, parce qu’il faut le maintenir dans les langes, le pétrir de pommades et le faire rire par des caresses. Tu le méprises, Marcion, cet objet naturel de vénération : et comment es-tu né ? Tu hais la naissance de l’homme : et comment peux-tu donc aimer quelqu’un ? (…) Le Christ, au moins, aima cet homme, ce caillot formé dans le sein parmi les immondices . »
Le christianisme renouvelle ici son choix pour le corps. Mais malgré Tertullien, il faut bien reconnaître que l’ascétisme a gagné le christianisme. L’apport d’Augustin a été décisif, quand on sait qu’il plaçait dans l’acte sexuel la source de propagation du péché originel, notion non biblique qu’il avait amplement développée et dont on sait quelle influence elle a eu sur l’Occident médiéval. La sexualité est pour lui une conséquence de la « chute » ; or, cette interprétation de Genèse 2 est totalement gratuite. L’acte de génération aussi lui paraît impur, car il suscite la « concupiscence » chez tous les êtres humains et il est le mode d’infection de l’humanité tout entière, le principe fatal de la propagation du péché originel, qu’elle transmet à toute la postérité d’Adam…. D’ailleurs, à toutes les époques de sa vie, Augustin se sentit vulnérable de ce côté ; jamais, après son ordination, il ne parla à une femme, sinon en présence d’un ecclésiastique.
La continence est demandée aux religieux (concile d’Elvire, 4e s.) puis aux prêtres, (12e). Le mariage, admis, parfois valorisé, surtout par les évêques, n’a pas été au centre de la réflexion théologique antique et médiévale (avant 1200). Cependant, même pour les tenants de l’ascétisme le plus extrême, le corps reste le temple de Dieu.
IV. Le Moyen Age
–Avant 1200, l’Église instaure des degrés de perfection en fonction de la chasteté. L’activité sexuelle n’est guère encouragée. L’Eglise distingue vierges, continents, et mariés, et soutient que « la chasteté fait monter les vierges au ciel », que le combat confère aux clercs une supériorité qui fonde leur autorité face aux fidèles. Cette hiérarchie des vertus ne favorise pas une réflexion valorisant le mariage, simple « remède à la concupiscence ».
Quelques principes autour du mariage sont adoptés par l’Église, car c’est elle qui réglemente encore la vie des personnes : un principe d’exogamie très rigoureux, des interdits de consanguinité très larges, parfois inapplicables, mais assortis de menaces d’excommunication. La monogamie s’installe assez rapidement, puisque dès le 7es., il est interdit aux hommes de prendre une seconde épouse, même en cas de captivité de la première. Par-contre, la mort du conjoint permet le remariage. Au 11e s. on a même installé l’idée que le consentement sans consommation établit l’union, sur le modèle de Marie et Joseph. L’union conjugale est orientée vers la procréation, elle a été influencée en ce sens par une mauvaise traduction par saint Jérôme du livre de Tobie . Par ailleurs, les injonctions à éviter le plaisir se multiplient : la relation doit être nocturne, sans nudité, sans positions déviantes qui contrarient Dieu, avec des temps d’abstinences très fréquents, près de 250 jours/ an….
La fornication est elle aussi condamnée. Le terme (du latin fornix, petite pièce voûtée où les prostituées se cachaient sans être dérangées) désigne…. tous les actes sexuels dénués de finalité procréatrice ; coitus interruptus, masturbation (moins grave que manger de la viande en carême), fellation, coït anal, bestialité, rapports anaux ou buccaux… Mais tout cela est en partie théorique, car les contrôles sont évidemment impossibles.
On pourfend bien de menaces les hommes pour homosexualité, plus que les femmes, car la conviction est puissante que les femmes aspirent toujours à retrouver l’homme perdu, que, donc l’homosexualité féminine l’est « par défaut » et non par choix. Tout ceci, influencé par l’ascétisme dont je viens se parler, répond au souci de mettre de l’ordre dans l’activité sexuelle des gens.-
Après 1200,
les choses changent sous l’influence des courants hérétiques qui, tous méprisent la matière et le corps. Changement de stratégie de l’Église. Pour contrer ces courants, les théologiens se mettent à valoriser le charnel, « Dieu verse l’âme dans le corps comme une perle dans la nacre » dit un théologien. Cela se voit dans l’art. Albert le grand et Saint Thomas rappellent que, puisque le coït est bon, le plaisir qui va avec l’est aussi. « Il n’y a pas plus de péché à s’unir pour le plaisir qu’à manger une belle pomme pour le plaisir qu’elle procure. » (John Mair, philosophe écossais proche d’Erasme 1500).
Cependant, cette ouverture rend encore plus attentifs aux déviances. On répand l’idée que les Croisés ont été vaincus parce qu’ils auraient cédé à la sodomie, aux tentations des pays chauds… On amalgame sodomie et hérésie. Les Vaudois, par exemple, en sont victimes. Et en particulier, l’injonction au célibat pour les prêtres, au 12e, a noirci la vision chrétienne de « la femme ». Elle devient le lieu du péché, de la concupiscence, du péché déjà commis… Belle entorse à Genèse 2, et au dogme de l’incarnation.
La Réforme, marquée par l’expérience de Luther, moine, puis homme marié et père de famille, a orienté les Églises de la Réforme vers plus de bienveillance envers la sexualité, même si certaines d’entre elles restent marquées par le puritanisme, qui est la modalité nord-américaine de l’encratisme antique.
V. Les évolutions récentes du discours catholique
Sous l’influence de Jérôme, la doctrine chrétienne a fait de la procréation le lieu unique de la sexualité. On a pu dire que les chrétiens avaient droit à autant de rapports sexuels que d’enfants et rien d’autre….
C’est cette focalisation sur la procréation qui a entraîné le refus de la contraception, dans l’encyclique Humanae Vitae en 1968. Cette encyclique est un exemple extraordinaire de patriarcat. Les femmes, dont pourtant le corps est en jeu, sont mentionnées 5 ou 6 fois, alors que les hommes les sont plus d’une trentaine de fois. Derrière cet « oubli », il y a une idéologie patriarcale puissante : c’est Dieu le père qui transmet au prêtre ce qu’il faut faire, lequel le transmet aux maris. Les femmes n’existent pas comme sujets. Plus tard, Benoît XVI accusera les femmes de « vouloir exister par elles-mêmes », alors que leur vocation est « « d’aider les hommes, en vertu d’une interprétation fausse de Genèse 2, 20 . C’est dire que la demande des femmes, reconnue par le droit , de « disposer de leurs corps » est incompréhensible par le Vatican. Le contentieux entre les femmes et Rome sur la sexualité est donc fort.
Condamnation aussi de l’avortement, maintes fois réitéré. Non seulement de l’acte, mais de la loi qui l’autorise.
Il faut cependant saluer des évolutions récentes.
-Jean-Paul II, tout d’abord, a reconnu qu’à côté de la procréation, il existait place pour le plaisir en lui-même, qu’il soit masculin ou féminin. (Amour et responsabilité, 1960).
-Puis le pape François, dans l’exhortation post synodale Amoris Laetitia dit du bien de la sexualité, ce « don merveilleux de Dieu à ses créatures » (§150). S’appuyant sur les propos de Jean-Paul II, il rappelle que la sexualité est un langage interpersonnel où l’autre est pris au sérieux, avec sa valeur sacrée et inviolable (§151). Dans ce contexte, l’érotisme, accueilli comme un fait, « même s’il est lié à une recherche du plaisir, suppose l’émerveillement, et pour cette raison, il peut humaniser les pulsions. » (§151) Enfin, le pape nie que « la dimension érotique de l’amour soit un mal permis ou un poids à tolérer pour le bien de la famille », mais il redit qu’elle est « un don de Dieu qui embellit la rencontre des époux » et peut montrer de quelle merveille est capable le cœur humain » (§152).
Malgré les nombreuses mises en garde de cette exhortation contre les déviances, le ton du pape François est ouvert et sa volonté de dire du bien manifeste.Il permet de réduire l’écart si important que l’on ne peut manquer de souligner entre les conceptions juives et chrétiennes (surtout catholique et orthodoxe) de la sexualité, malgré des textes fondateurs en bonne part communs.
-Le judaïsme, en cela presque plus fidèle aujourd’hui qu’hier à une lecture littérale du Cantique, est foncièrement ouvert à un plaisir bon en lui-même, chanté dans la joie, et déconnecté de toute visée reproductrice. Cela ne l’empêche pas de lui donner un sens spirituel fort, qui transparaît à travers ce commentaire où le penseur juif Armand Abécassis la relie à la notion biblique d’alliance :
« Nous croyons que la rencontre sexuelle quand elle n’est pas débauche, banalisation et prostitution, est l’expression d’une quête qui ne finit pas, qui les conduit l’un vers l’autre, car elle ne peut être assumée qu’à deux. Elle est l’épreuve existentielle totale dans laquelle l’homme réussit ou échoue à monter sa capacité à s’ouvrir vers l’autre, à surprendre ces fulgurations qui éblouissent et relancent la quête de ce que, jamais, on n’atteint ni ne possède ; la recherche de ce qui lui permet pourtant de vivre le lie inconditionnellement à l’autre, l’ouvre et le projette vers l’au-delà et vers l’ailleurs. La relation conjugale est l’unique champ où l’homme se montre capable ou non d’alliance. (…) N’est-ce pas dans le corps que la parole divine doit vivre, pour l’animer et le dilater ? »
VI Les points aveugles du discours catholique.
1.L’idéalisation
-Le discours catholique reconnaît que la sexualité est un don, mais sans bien savoir quel sens lui donner, ni pouvoir clairement définir s’il permet de rencontrer Dieu et comment. Là est la question à laquelle il n’est pas répondu. Certes, au lieu d’en dire du mal comme cela a été le cas dans le passé, il en dit du bien.
Mais le progrès s’arrête là. Car, ne sachant pas très bien qu’en faire, il l’idéalise. C’est ce qui s’est passé avec la « théologie du corps » de Jean-Paul II qui ne parle ni de théologie, ni du corps, mais se répand en propos idéalistes, déconnectés de toute vie concrète. Et bien sûr, plus ce discours s’idéalise, moins il est fidèle à la corporéité du sujet.
-La sexualité est le lieu d’une incarnation très particulière, qui doit être reconnue dans sa crudité. C’est la condition de son authenticité. Les corps parlent de manière très concrète, ils font du bruit, libèrent des odeurs, dégagent du liquide… ils sont parfois transportés par la volupté, languissants ou alertes, tantôt impuissants, parfois incapables de plaisir, parfois celui-ci est obtenu de manière besogneuse, dans des artifices qui démentent les canons habituels de la performance sexuelle. Il me semble que c’est à la condition expresse de reconnaître d’abord cette réalité concrète que l’on peut oser une parole authentiquement spirituelle sur la sexualité. Croire que Dieu se manifeste à travers les nombreuses médiations d’un corps, en particulier d’un corps de plaisir, est certainement un acte de foi plus grand que de se précipiter directement vers un discours idéalisant.
2. Un discours tenu par des hommes
L’absence de femmes pour en parler au sein du Magistère obère encore sa crédibilité. Comment parler de sexualité si les partenaires potentiels de la rencontre sexuelle ne sont pas en dialogue sur le sujet ? Comment ne pas suspecter le discours masculin catholique sur la sexualité d’être un discours sur la mère de ses acteurs ? Donc, potentiellement un discours incestueux ! Je rappelle ce que j’ai observé dans Humanae Vitae : les femmes y sont instrumentalisées, elles ne sont pas sujets. Le discours du magistère est un discours colonial. Les femmes sont des corps à conquérir. Si on ne les conquiert pas par un acte sexuel, on les conquiert par la loi, qui les nie, les invisibilise, les soumet au chef de famille masculin, en se fondant sur une falsification de la Bible.
3. Un discours sans théologie, sans ars erotica.
Tant que le discours catholique en restera à la doctrine, la scientia sexualis, définie par Michel Foucauld, sans pourvoir témoigner de pratiques ni tenir un ars erotica, afin de couvrir les trois définitions posées plus haut, son discours sera peut-être bienveillant, mais il sera toujours suspect.
Pourquoi ? Parce qu’il fait toucher du doigt l’une des contradictions majeures du christianisme des deux premiers millénaires. Si le christianisme est incarné, (1) il doit pourvoir dire si la sexualité participe à la rencontre de Dieu, il doit oser une parole théologique sur la sexualité. Et (2) s’il est un témoignage, il doit faire parler des témoins, capables, par exemple, de réécrire le Cantique, avec leur propre expérience.
Or, sur ces deux questions, il défaille. Il n’a rien à dire, alors qu’il devrait parler. Pour aller au bout de mon propos, soit le célibat des prêtres n’est plus une condition d’accès au ministère presbytéral, et le discours magistériel sur la sexualité prendra de l’épaisseur, soit le Magistère renonce à ses discours, inévitablement idéalistes, et il laisse la parole aux laïcs, hommes et femmes, eux dont l’expérience permet le témoignage, sur le lieu même de l’incarnation, le corps.
4. Un blanc dans la loi de l’Église, la sexualité en tant qu’oppression
-Toutes les relations sexuelles ne sont pas un bien.
L’actualité nous pousse à les considérer sous tous leurs aspects : la sexualité est parfois agressive. L’Église catholique le découvre dans le désarroi. On pourrait lui appliquer la phrase de La Cigale et la Fourmi : « La cigale ayant chanté tout l’été se trouva fort dépourvue quand la bise fut venue ». La « bise » dont il s’agit, ce sont les abus, c’est-à-dire une sexualité oppressive, ou dit en termes juridiques : « sans consentement ».
Or, l’Église constate aujourd’hui qu’elle n’a aucun support de droit canonique pour en traiter. Aucune règle condamnant les abus sexuels n’a jamais été clairement exprimée. En effet, les abus ne sont considérés par l’Église catholique qu’à partir du 6e commandement du Décalogue : « Tu ne commettras pas d’adultère », longtemps traduit en régime catholique par : « Tu ne commettras pas d’impuretés ».
-Pourquoi cette différence de traduction ?
Les inflexions sont très différentes.« Tu ne commettras pas d’adultère ». Dans le monde juif, où loi civile et loi religieuse ont longtemps été identiques, la formule insiste sur la relation entre les personnes.« Tu ne commettras pas d’impuretés », la traduction qui s’est imposée dans l’Église latine est centrée sur l’individu pécheur. Cela s’est fait par étapes. Il n’y a pas de focalisation sur les impuretés dans le christianisme. Jésus les avait abrogées (la femme aux pertes de sang).
Sous l’influence de plusieurs facteurs (Augustin, le progrès des législations civiles qui ont pour effet de pousser le droit de l’Église dans la sphère privée), le Concile de Trente (1555) remplace l’adultère par la fornication, qui s’est vulgarisée sous le terme « d’impuretés ». On est passé d’un univers relationnel à un univers interne à un sujet. Aujourd’hui, on est revenu à la version de l’hébreu (Catéchisme de l’Église catholique, 1992)
.-Quelle que soit la traduction,
une donnée fondamentale est à retenir : les transgressions sexuelles de ce type sont toujours vues du côté de l’auteur et non comme un acte contre une personne. Ce sont des péchés, considérés à partir de leur intention et du caractère concret de l’acte, mais jamais à partir des conséquences de l’acte. Le Code de droit canonique (1983) n’aborde donc le problème de l’abus que du point de vue de l’auteur et non de la victime, qui subit des dommages.
En dehors de ce trait, la législation catholique est d’une extrême pauvreté.-Ni dans la morale ni dans le droit catholique, il n’y a la moindre allusion au consentement de l’autre, ce qui est pourtant un principe fondamental du droit civil.
–La relation sexuelle n’est conçue que dans le mariage.
En dehors de celui-ci, elle est un viol, et a contrario, en son sein, elle ne peut être un viol. L’acte sexuel dans le mariage est donc un devoir.
–L’acte sexuel est de facto, considéré comme procurant du plaisir.
L’auteur du péché, selon les textes magistériels, le commet « avec » la victime, et non « contre ». Donc cette dernière transgresse, elle aussi, le 6e commandement.
Á décliner les différents volets de cette « non-législation », on ne peut que souligner qu’elle n’a été pensée que par des hommes. Dans le droit catholique, la femme n’est pas un sujet, elle reste « la chose » de son mari. D’où le peu d’intérêt pour la notion de consentement
-Des progrès récents. Dans le Catéchisme de 1992, la notion de viol apparaît (§2356), sans toutefois envisage une indemnisation pour les dommages subis.Dans le Compendium du Catéchisme (2005), il est question de l’homme et de la femme dans la relation sexuelle. Mais le viol reste mis sur le même plan que la masturbation (§492). En 2021, il y a eu des changements dans le Code de droit canonique, mais ils n’ont pas été au bout d’un véritable changement.
VII Conclusion
Le discours chrétien sur la sexualité est le reflet exact de sa structure.
1.Une Église de célibataires
Malgré son « obligation d’incarnation », l’Église n’a pu parler que des corps qu’elle connaissait, des corps en partie « sexuellement empêchés ». De là vient sa vision abstraite, incomplète et autocentrée sur l’individu (le péché) et non sur la relation. Les corps dont elle parle ne peuvent qu’être spiritualisés. Leurs besoins sont détournés, déversés dans des corps spirituels comme l’Église ou l’eucharistie. Un religieux me parlait de l’orgasme de l’élévation eucharistique. Quant au corps de l’autre, il est idéalisé parce que méconnu. Idéalisé à partir des figures primaires de la sexualité : la mère, le père…. Or, s’il y a bien un domaine où la relation prime, c’est bien la sexualité ! Sans relation, d’ailleurs, parle-t-on encore vraiment de sexualité ?
2. Une Église d’hommes.
Cette Église a méconnu la consigne d’altérité posée par le Créateur en Genèse 2, qui est d’accueillir et de se nourrir de la différence (« de ce que je n’ai pas »). Elle s’est donné une structure de « mêmes », c’est-à-dire d’hommes. L’autre, enfant, femme, n’existe pas. Il ne parle pas, n’a aucun avis à donner sur le sujet. Il peut donc être violé sans que même on s’en rende compte. L’autre est silencieux jusqu’au crime.
3.Le magistère se trouve donc gravement pris par là où, justement, il aurait dû être exemplaire, en vigie, en précurseur d’une incarnation et d’une altérité consenties et vécues. Ceci conduit à constater combien le regard catholique sur la sexualité est le maillon le plus faible de tout le discours chrétien.
C’est donc le domaine où la parole des clercs est invalidée et où, par voie de conséquence, les laïcs, en particulier les femmes, les religieuses, par exemple, doivent prendre la parole. Avec Rome, par exemple, si ils et elles peuvent obtenir d’être les acteurs d’un inévitable aggiornamento. Ou sans Rome, en suscitant des publications, des colloques, qui contribueraient à mieux définir comment une sexualité relationnelle et consentie est un chemin vers Dieu. Il y a là matière à une militance essentielle que le comité de la jupe pourrait sérieusement considérer.
Anne Soupa, Autrice, entre autres, de : Dieu aime-t-il les femmes ? 144 p. Médiaspaul, 2012 Douze femmes dans la vie de Jésus, 240p. Salvator, 2014,