Alexei Navalny, figure christique de l’opprimé volontaire
La mort d’Alexei Navalny soulève en chacun une grande tristesse et une grande colère. Tristesse légitime car avec lui disparaît une voix qui défendait la liberté et la vérité. Colère tout autant légitime car, même si l’on ignore les conditions exactes de sa mort, on ne peut qu’y voir la conséquence de mauvais traitements répétés, surtout envers un homme à la santé altérée par l’empoisonnement subi en 2020.
Mais ce n’est pas tout. Cette mort interroge fortement le chrétien. Alexei Navalny est une figure christique, un homme de bien foudroyé par le pouvoir. Une comparaison avec le Christ vient à l’esprit. Cela fait plusieurs années que j’observe le retour de ces figures christiques dans le paysage politique et social, à cause de l’arrogance des régimes autoritaires, meurtriers des innocents et des faibles, en Chine, en Turquie, en Birmanie, en Russie, aux Etats Unis, même. Navalny en est pour moi l’illustration la plus accomplie.
Qu’a -t-il donc fait pour mériter ce titre ?
Certes, comme Jésus, il a chassé les marchands du Temple, en publiant l’inventaire des biens de Poutine : « Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de commerce », disait Jésus. Navalny a tout simplement rappelé que ces biens avaient été volés à la Mère patrie russe. Certes, comme Jésus, Navalny a lutté pour la liberté et le respect de la parole de tous dans la gestion de la vie commune.
Mais c’est sur un troisième plan que la ressemblance nous enseigne, non sans nous troubler. Lorsque Navalny est, de son plein gré, rentré de Berlin à Moscou, en 2021, je me suis interrogée en profondeur, jusqu’à me découvrir incapable d’en faire autant. Pourquoi se mettre ainsi dans la gueule du loup ? Pourquoi courir au martyre en perdant la possibilité de s’exprimer depuis l’exil ? Pourquoi ne pas choisir l’efficacité, cette vertu chatoyante et consensuelle, moderne par excellence ?
Navalny s’en est expliqué : on ne défend pas une cause de l’extérieur, mais de l’intérieur. Il lui fallait partager le sort de tous, rester solidaire de son peuple muselé, vivre la fraternité sans chipoter, avec tous les risques qui lui sont associés. J’admire son choix, intelligent, lucide, d’un courage fou.
Jésus aussi s’est posé la question de l’utilité de son sacrifice. Bien sûr, il savait qu’il serait la victime de l’histoire, mais il ne l’a pas accepté sans douleur. Alors que Navalny pouvait -peut-être- espérer un plus grand soutien du peuple russe, ou un revirement de l’histoire, ou une faiblesse du dictateur, Jésus, lui, n’espérait rien, car sa mission était cette « Heure » de la montée au calvaire.
Lorsqu’il a appris la mort de Lazare, il était en sécurité, loin de Jérusalem où le pouvoir voulait « se saisir de lui » (Jean 10, 39). Mais, poussé par l’amitié envers Lazare mourant, il est revenu en Judée. Or, il a laissé passer deux jours avant de se décider. Pourquoi ? Il s’en explique. Enfin, si on veut, car ses paroles restent énigmatiques. En clair, il dit que son rôle est de veiller à ce que la lumière venue dans le monde brille, et que telle est sa mission. Je pense donc que cette phrase trahit son dilemme intérieur, le retour sur lui-même qu’il doit accomplir pour trouver l’élan nécessaire avant d’affronter sa Passion. Qui sait combien de jours il aura fallu à Navalny pour arriver au même choix ?
Leur sacrifice commun met au jour une réalité essentielle du christianisme qui n’est pas souvent exprimée tout haut, alors qu’elle structure chaque verset des Béatitudes, pour ne citer qu’un seul exemple. Je ne puis affirmer que l’objectif de Navalny était d’exercer un pouvoir différent de celui de Poutine. Mais sa mort prématurée le fait basculer ailleurs, dans une place christique dont il faut maintenant rendre compte. Navalny ne sera jamais un homme de pouvoir, il ne sera jamais celui qui veut, tout bonnement, être calife à la place du calife.
En rentrant en Russie, en se mettant entre les mains du pouvoir, il a fait tout le contraire. Comme le Christ, selon le mot de Paul, « s’est fait péché » (2e Lettre aux Corinthiens 5, 21), Navalny « s’est fait délinquant », hors la loi, alors qu’il n’avait pas péché. En effet, le motif pour lequel il a été emprisonné est quasiment kafkaïen : lors de son départ de Russie, en 2020, il avait omis de prévenir de son départ. Or, il venait d’être empoisonné, il était comateux, et son départ a été organisé par les autorités russes elles-mêmes…
Entrons dans cette logique christique, si difficile à comprendre. En se laissant devenir un opprimé, Navalny a obtenu des succès de taille. Devenu pareil aux autres opprimés, il a permis qu’ils soient reconnus. En secouant le manteau d’oppression qui pesait sur eux, il a réhabilité, du premier au dernier des onze fuseaux horaires qui traversent cet immense pays, tous les opposants politiques dont la cause était niée, il a fait entendre la douleur des mères en deuil de leurs fils soldats et il a redonné la parole aux quidams muselés par la peur.
De surcroît, du milieu de cette « foule immense que nul ne pouvait dénombrer » chère au livre de l’Apocalypse (7, 9), il a fait remonter à nos mémoires les innombrables visages, passés et présents, des condamnés au goulag. C’est tout le peuple russe qui, par la mort de Navalny, reçoit la couronne de lauriers du martyre. Enfin, l’existence, la dignité, la liberté leur sont rendues.
Navalny, comme Jésus, est ce qu’il faut appeler « un opprimé volontaire ». Catégorie qui déboute le pouvoir établi, en lui enlevant toute prise. Catégorie qui surprend, toujours, parce qu’elle est à rebours de nos aspirations les plus évidentes, et qui effraie, souvent, car bien peu d’entre nous veulent la partager. En somme, l’opprimé volontaire tétanise autant ceux qu’il aide que ceux qu’il dénonce, tant il montre que des chemins de contestation restent ouverts, alors qu’existe un consensus presqu’unanime -des puissants, des victimes et des disciples éventuels- pour les tenir fermés. Ce n’est pas sans motif sérieux que les disciples ont fui lors de la Passion !
De ce saut, impossible à la plupart d’entre nous, vient l’auréole de l’autorité morale dont, un jour, on couronnera l’opprimé volontaire. Le pouvoir qu’il en tire est construit à l’exact rebours de l’ambition personnelle : en prenant la place du dernier opprimé, il éclaire les abus de pouvoir des puissants, par une contestation radicale, entière, mais à peine visible, tant les puissants la méprisent. Et la tragédie s’ajoute au crime quand on constate que ceux pour qui Navalny s’est laissé menotter sont tellement sous l’emprise de la peur qu’ils risquent de ne jamais se rendre compte de tout ce que le pauvre exilé tout au nord, près du pôle, là où la vie est réputée impossible, aura enduré pour eux.
Il est enfin facile de superposer procès de Jésus et procès de Navalny. Les mêmes ingrédients y figurent : accusations infondées, silence de Jésus et humour de dérision de Navalny, humiliations, mauvais traitements et sévices des gardiens, mensonges de part et d’autre.
Enfin cette comparaison fait naître une dernière question, qui me taraude : qui, en ces jours sombres, va prendre soin du corps de Navalny ? Aux dernières nouvelles, on le dit introuvable. Navalny aurait-il dépassé Jésus dans le malheur, qu’on ne puisse même pas rendre hommage à sa dépouille ? Pilate était moins cruel…
En somme, quel fruit tirer de cette comparaison entre les deux hommes ? Jésus illustre cette figure humaine fondamentale qui se dresse contre l’inhumanité de la servitude. Il est ce topos, cette ressource dont le monde a un besoin vital. Alexei Navalny en est une résurgence, et il y en a d’autres. L’un comme l’autre réaffirment au prix de leur vie que l’homme est appelé à la liberté et que c’est lui faire honte que de l’oublier. Grâce leur soit rendue.
Anne Soupa