Le 8 mai dernier, nous accueillions au balcon de Saint Pierre celui que le conclave avait désigné pour être le successeur de Pierre. De Pierre, comme le veut l’usage de l’Église. Ce qui pourrait paraître comme une coquetterie, ou un tropisme pour le passé est en réalité une double invitation.
La première rappelle au pape la mission de Pierre, à laquelle il a été appelé par Jésus lui-même, celle de devenir « pécheur d’hommes », en suscitant d’autres disciples.
C’est d’ailleurs dans cette perspective que s’est inscrit le pape Léon lorsqu’il a dit, dès sa messe inaugurale : « Je suis le serviteur de votre foi et de votre joie », rappelant justement la charge confiée à Pierre.
Ce n’est pas d’abord d’un pouvoir que Pierre est investi, mais de la charge de « faire des disciples ». Comment ? Autant de moments et de lieux, autant de manières.
J’ai lu ces jours-ci que le nombre mondial des séminaristes en formation diminuait
[1]. Faut-il encore demander aux évêques en visite
ad limina à Rome de rendre compte du nombre de vocations de prêtres qu’ils ont suscité ? Je ne suis pas sûre que cette petite comptabilité ait disparu. Pourtant, elle me semble dépassée. D’une part parce que les chiffres peinent à rendre compte d’une rencontre avec le Christ, et d’autre part parce que je ne suis pas sûre non plus que la vitalité du christianisme réside dans le corps presbytéral.
La présence du Christ se lit aussi dans l’ensemble de la société civile, là où vivent les chrétiens ordinaires et aussi les non chrétiens. Avec la sécularisation, le message chrétien de fraternité, d’ouverture du cœur à autrui, d’espérance a imprégné, de manière diffuse, l’ensemble de la société.
Ce sont aussi ces qualités que le pape doit soutenir et dont il est redevable devant Dieu.
Cela explique qu’il doive être intensément présent aux affaires du monde, non pour faire le buzz médiatique, mais bien pour tenter, par la force de sa parole, de porter au plus grand nombre la Bonne Nouvelle d’une vie tournée vers le bien commun.
La seconde invitation contenue dans ce lien à Pierre est celle de la liberté. Rien n’oblige le nouveau pape à forcer le trait qui le rendra semblable ou différent du pape qui le précède. Il reste libre dans sa manière d’être et dans ses prises de position.
Pour sa part, Léon XIV avait fait part de ses inclinations dans sa messe aux cardinaux, le lendemain de son élection. Il les avait invités à « disparaître pour que le Christ demeure, se faire petit pour qu’Il soit connu et glorifié, se dépenser jusqu’au bout pour que personne ne manque l’occasion de Le connaître et de L’aimer ». Et il avait demandé que Dieu lui accorde cette grâce, « aujourd’hui et toujours ».
C’est une grande différence avec le positionnement de François, qui avait choisi de s’affirmer nettement pour parvenir au but qu’il s’était fixé : une Église avec les pauvres. François avait pris ses distances avec l’habitus pontifical : il avait choisi un autre logement, d’autres chaussures, un autre mode de relation aux gens, un ton très personnel.
Léon, lui, se coule dans ce qui s’est toujours fait et se conforme à ce qu’est un pape ordinaire, comme pour moins se faire remarquer. Il loge au palais apostolique, il s’habille comme les autres papes, il ne raconte rien de lui, ou pas grand-chose. Son identité s’exprimera avec d’autres moyens que les petits gestes, les petites différences, et il saura nous le montrer.
Léon, comme François, est un religieux, sa spiritualité le rattache à saint Augustin, une école d’intériorité, d’accueil de Dieu en soi, qui libère le sujet de la part superflue de son « Moi », afin que ce dernier se transporte en Dieu et devienne indifférent au paraître, et même à la netteté de son identité personnelle.
Si Léon s’abstrait ainsi de lui-même, s’il reçoit la grâce de s’oublier, comme le disait Bernanos, c’est aussi parce qu’il a, pour lui et pour ses auditeurs, un projet qui requiert sans doute un tempérament comme le sien : servir la cause de la paix.
Paix dans l’Église, où il fait le pape comme le veulent les courants conservateurs. Ceux-ci, d’ailleurs, font l’impossible pour accentuer la rupture avec François, amplifier la portée des quelques orientations qui se profilent, minorer celles qui le relient au courant social, et tenter ainsi d’en faire un des leurs.
Mais il se pourrait que Léon reste libre… Seul l’avenir dira comment il traitera les grandes questions en suspens (mise en pratique de la synodalité, décentralisation, place des femmes, nature du ministère presbytéral).
Paix devant la multiplication des conflits armés, qui ne s’obtient pas en renvoyant dos à dos les belligérants, mais en reconnaissant d’abord le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, au besoin par les armes. Pour le manifester clairement, le pape a reçu, dès le jour de sa messe inaugurale, le président ukrainien. Et c’est aussi en vue de la paix qu’il opte, à Gaza et dans l’ensemble du Proche-Orient pour une solution diplomatique : « Que la diplomatie fasse taire les armes
[2] !»
Paix qui suppose le souci de la vérité, donc, entre autres, la défense du travail des journalistes, comme il l’a rappelé dans un message qu’il a envoyé à la journaliste péruvienne Paola Ugaz, qui avait enquêté au péril de sa vie sur un mouvement coupable d’abus en tous genres, Sodalicio
[3].
Paix qui passe par une analyse critique de l’intelligence artificielle, qui risque de faire reculer la liberté des personnes. Sur ce sujet, le pape a promis une encyclique.
Paix qui doit atteindre l’ordinaire de nos comportements. Devant l’épiscopat italien, Léon a par exemple suggéré que « chaque diocèse puisse promouvoir des parcours d’éducation à la non-violence, des initiatives de médiation dans les conflits locaux, des projets d’accueil qui transforment la peur de l’autre en des opportunités de rencontre ». Autant d’idées qui … donnent des idées !
Ce pape se révèle à l’écoute de ce qui trouble nos sociétés, nos familles, notre voisinage immédiat : le complotisme, la violence, et par-dessus tout, la peur, qui fait de l’autre un ennemi.
Paix, enfin, qui s’exauce dans la relation personnelle au Christ. Á rebours des dérives identitaires qui restreignent le catholicisme à un combat contre les lois sociétales, le pape appelle à un « élan renouvelé dans l’annonce et dans la transmission de la foi », par « un retour aux fondamentaux de la foi, le kérygme ».
Tout ceci n’est encore qu’une ébauche de gouvernement. Mais le chemin semble tracé, et le pèlerin décidé à avancer.
Anne Soupa
[2] https://www.vaticannews.va/fr/pape/news/2025-06/appel-audience-leon-xiv-syrie-damas-attentat-iran-israel-gaza.html
[3] https://www.vaticannews.va/fr/pape/news/2025-06/lutte-abus-eglise-journalistes-verite.html