Le christianisme a-t-il un avenir ?
Comment ai-je pu me laisser aller à poser une question aussi risquée…. Pas plus que quiconque, je ne connais la réponse… Certes, il y a des signes objectifs qu’il faut repérer, mais le dernier mot ici, revient à la foi. Et, je le reconnais sans peine, au plus profond de moi, il y a la conviction que le christianisme ne peut mourir parce qu’il a les paroles de la vie éternelle. Maintenant que j’ai livré ma réponse, je peux sereinement inventorier les nuages qui encombrent l’horizon.
- De lourds nuages à l’horizon
Partons du plus large. Le monde qui a vu naître le christianisme, ce pourtour méditerranéen qui a donné l’Occident, est entré dans une autre culture, dont nous voyons chaque jour les modalités. Nous sommes désormais plongés dans la culture du numérique. L’être humain d’aujourd’hui est connecté.
Le roi de la période, c’est l’écran, dont le mot n’a jamais autant mieux mérité son ambivalence. Devant lui, les visages et les voix s’estompent. Nos questions sont pré-établies par d’autres que nous, et les réponses sont toutes faites, sans place pour la variable, ou l’exception qui justifierait une réponse plus adaptée. Comment ne pas se sentir isolé, et même abandonné ? Même les pulsions sexuelles (ne parlons plus de « rapports »)- s’assouvissent devant un écran, devant des regards anonymes, « voyeurs » au sens propre du terme. Il a bien raison, Michel Houellebecq, de dire : « Nous sommes prisonniers de notre transparence[1] ».
Dans ce monde où l’on pense pour nous – et souvent sans nous- des procédures de travail rognent le pouvoir créatif de l’être humain, jusqu’à concevoir des « procédures de fabrication » d’un être humain, in vitro, sans contact, sans voix humaine, bien loin d’un utérus maternel. Enfin, une fois âgé, l’être humain est « augmentable » par des greffes de tous ordres, qui lui font espérer ne jamais mourir. J’arrête là. Mais pour des chrétiens, des questions essentielles se posent. Que vont devenir les relations interpersonnelles, qui sont le fondement même du christianisme ? Que devient l’amour ? En somme, quel être humain va sortir de ces nouveautés ? Le christianisme, qui peut se glorifier d’avoir été à l’origine de la notion de « personne humaine », survivra-t-il à ces profondes transformations ? Observons que devant ces risques, beaucoup cherchent ce qu’ils pourraient leur opposer. C’est de cela qu’il va être bientôt question.
Regardons de plus près : Dans les institutions chrétiennes, la situation n’est guère brillante. Les trois grandes confessions sont touchées. Une partie de l’orthodoxie s’est profondément discréditée avec l’attitude du patriarche Kirill, inféodé au pouvoir politique, et même agent des services secrets russes. Le protestantisme est profondément morcelé et ses instances « historiques » subissent la concurrence des évangéliques, qui se sont construits sur la doctrine de la rétribution, qui veut que Dieu récompense les bons par le succès et les méchants par le malheur.
La situation de l’Église catholique est contrastée, bonne dans certains pays d’Asie, mais inquiétante en Afrique et en Europe. En France, l’institution paie très cher la révélation des abus faite par la CIASE en 2021. Depuis 1950, 330 000 enfants auraient été victimes d’abus commis par des clercs ou des laïcs en responsabilité. Je crains que ces constats ne ruinent définitivement la structure institutionnelle actuelle, fondée sur des clercs. Nombre de parents, désormais craintifs, éloignent leurs enfants des prêtres. Comment ces derniers seront-ils, demain, reconnus comme leurs pasteurs ? Quant au nombre de pratiquants, au nombre de sacrements délivrés, tous diminuent de manière considérable.
En outre, il faut entendre le diagnostic de Jean-Louis Schlegel et Danièle Hervieu-Léger : le christianisme est désormais ex-culturé de la société actuelle. C’est-à-dire qu’il ne parle plus le langage du monde, qu’il n’en est donc plus compréhensible. Il parle une langue étrangère. Tous ces mots : résurrection de la chair, charité, sacrements, salut, eschatologie, clercs, encyclique, synode, sont des mots devenus incompréhensibles, parfois aux catholiques eux-mêmes.
Enfin, autre facteur de crise majeure, en France, l’épiscopat est divisé. Précisément entre ceux qui regrettent le bon vieux temps et s’en affolent, et ceux qui tentent de regarder devant. Et cette division favorise l’immobilisme, ce qui est plutôt inquiétant.
Dans ces conditions, quel avenir est possible ?
Un préalable : Un avenir existe si nous acceptons le plus sereinement ce qui s’annonce : des pans entiers vont être détruits. Oui, il y a un deuil difficile à faire : les églises restent fermées et vont se détériorer, les enfants ne pratiquent plus, les quelques signes chrétiens qui imprègnent notre société -crèches, jours de fêtes religieuses fériés, etc…- seront de plus en plus contestés. Un ami jésuite dit volontiers que, quand tout cela s’écroulera, nous verrons ce qui résiste. L’avenir repartira de là. Regardons ce qui, selon moi, résistera, et même résiste déjà.
- Si l’institution cléricale est condamnée, l’Évangile l’est-il ? Non, il est d’une incroyable fraîcheur. Et il est notre trésor. Nous apprenons chaque jour à distinguer Église et Évangile. Et surtout à les ordonner l’un à l’autre. L’Église est au service de l’Évangile, et non le contraire. Regardons donc en quoi l’Évangile peut être entendu aujourd’hui. Je privilégierai trois sujets, peu comparables entre eux.
1.L’Evangile enseigne la fraternité, vertu moderne par excellence. En effet, l’Évangile est fraternel, il est « adelphique », c’est-à-dire autant fraternel que sororal. Jésus est le frère par excellence. Chez lui, nul appétit de pouvoir, aucune volonté d’emprise sur autrui. Il incarne, dans toute sa pureté, le service de l’autre, dans son imprenable gratuité. Jésus enseigne, apaise, guérit, tend la main à tous, mais il laisse libre. Il rend tous les êtres humains « enfants de Dieu », comme le dit Jean (1 Jn 3). Nous sommes enfants de Dieu, frères et sœurs, non seulement par l’existence d’un Père du ciel, mais surtout par la Croix.
Pourtant, nous savons que, si la fraternité est au centre du ministère de Jésus, elle reste la vertu la plus difficile à vivre. Ce n’est pas pour rien que l’institution-Église, prise dans des jeux de pouvoir, a tenté d’écarter l’injonction de fraternité de la Bible, pourtant exprimée dès l’épisode de Caïn et Abel, et où apparaît le mot « péché » pour la première fois. La contradiction avec ses institutions patriarcales est si évidente que mieux valait ne pas trop en souligner la primauté pour Jésus.
-2.Autour de Jésus, de nombreuses femmes. Longtemps si mal considérées, si mal entendues… Quand j’ai commencé à lire les évangiles, il y a une bonne 40aine d’années, toutes les femmes sauf Marie, et les deux sœurs, Marthe et Marie, étaient de mauvaise vie. La Samaritaine, Marie de Magdala, la femme adultère, la femme qui répand du parfum aux pieds de Jésus, et j’en oublie. Or, ce préjugé a bien reculé sous la vigueur des exégètes femmes. Ainsi de la Samaritaine, dont on dit maintenant assez volontiers (pas partout encore !) que ces 5 maris sont sans doute des maris religieux (des « Baals », mot qui en hébreu ou en araméen veut dire à la fois « dieu » et « mari ». Ils ne seraient donc pas des maris conjugaux. Il a fallu une exégète femme, dans les années 60, pour le découvrir. Mais de prostituées, dans tous les évangiles, il n’y en a qu’une, en Luc 7.
Et surtout, il faut souligner que, parmi les femmes que Jésus a rencontrées, toutes l’ont suivi. Alors que les hommes se sont mis dans une posture de rivalité, les femmes ont écouté, demandé secours, exposé leur foi au grand jour. Marie de Magdala, qui voit Jésus ressuscité, la Samaritaine et Marthe, théologiennes toutes les deux, l’une du désir de Dieu, l’autre de la résurrection, Marie qui oint les pieds de Jésus, la Syrophénicienne qui pousse Jésus à sortir du cadre d’Israël ( seule femme qui fait changer Jésus d’avis), et Marie mère de Jésus, qui, avec le Magnificat, prononce le manifeste le plus subversif qui soit. Plusieurs de ces femmes ont même aidé Jésus (Marthe, Marie mère de Jésus, la Syro-phénicienne). Et surtout, aucune n’a abandonné Jésus : elles étaient au pied de la croix. Elles ont accepté l’échec, la perte de la cause qui les avait mises en mouvement. Et les premières, elles ont vu Jésus vivant.
Pourquoi n’a-t-on pas mis plus tôt l’accent sur leur contribution essentielle ? La réponse est que la domination masculine a tout recouvert. Les responsables ecclésiaux se sont regardés eux-mêmes dans les personnages évangéliques. Dès les générations qui ont suivi Jésus, cette domination a recouvert ses avancées. L’institution s’est laissé happer par son environnement culturel, nettement patriarcal. Alors que le Nouveau Testament rapporte que les premières communautés étaient conduites par des anciens, hommes sages, « mariés d’une seule femme », et non par des prêtres « professionnels », une décision grave a été prise, sans doute étalée sur plusieurs générations, vers le milieu du 3e s, celle de recréer un corps de prêtres (sacer, sacré) sur le modèle des prêtres du Premier Testament, intermédiaires vers la divinité. Mais sachons bien qu’il n’y a pas de prêtres dans le Nouveau Testament.
La domination masculine s’est manifestée dans la prééminence donnée aux Douze. Ceux-ci ne sont pas les « premiers prêtres », ni les premiers évêques. Nous venons de voir que l’idée n’existait même pas dans le Nouveau Testament. Il faut bien voir que les Douze ne sont pas une élite de douze hommes choisis du milieu d’une foule anonyme pour leur foi ou leurs compétences. Ils sont Douze parce qu’Israël compte douze tribus. Par conséquent, appeler douze hommes, cela signifie appeler la totalité du peuple : l’exact contraire d’une sélection ! Par ailleurs, lorsque s’est mise en place une ébauche d’ecclésiologie, vers le 3e siècle, les Douze, corps qui s’est constitué en « successeurs des apôtres », a exclu le peuple de l’héritage, celui de gouverner l’Église. Il y a eu, au sens fort du terme, détournement d’héritage, comme c’est par exemple arrivé de façon plus visible encore entre les descendants de Mahomet.
Faisons donc confiance aux femmes. Demain, elles donneront au christianisme un bel avenir.
3.Ce qui fonde la foi chrétienne : le mystère pascal, passion et résurrection.
L’exemple le plus probant de la justesse du christianisme, c’est le mystère pascal. La Croix mal aimée, décriée, repoussée, mais la Croix qui réconcilie l’humanité avec elle-même. Je vais tenter de le montrer.
Dans ce mystère, cœur de l’annonce faite par les disciples après la résurrection, il y a deux aspects. Il y a l’événement, et il y a la circonstance : la Pâque.
A.L’événement. Mort et résurrection ne peuvent être séparés. C’est dans la mort même de Jésus que germe la résurrection. Allons regarder de plus près. x
-Jésus ne meurt pas par hasard, même si, parfois, nous le souhaiterions ; ce serait si simple ! Non, il meurt à cause de l’hostilité au bien des grands-prêtres du Temple. « Jésus a passé faisant le bien » (Actes 10, 38), soignant, enseignant, guérissant des démons, libérant de toutes servitudes. Tout ce ministère de bonté « se précipite », au sens chimique du terme, dans sa mort. Pourquoi être si hostile au bien fait par un homme sans pouvoir ?
Écoutez la violence des critiques qui fusent contre les gens sans pouvoir mais dotés d’une forte autorité morale. Envers Gandhi, envers Martin Luther King, envers le pape François, par exemple. La raison de cette violence est simple : le refus du pouvoir est une menace terrible pour les gens de pouvoir. Elle rend visible ce qui manque aux gens de pouvoir : l’autorité morale, celle dont, précisément, Jésus est détenteur.
L’autorité morale, c’est l’alliance d’une intériorité investie, c’est-à-dire que le sujet se connaît lui-même, avec ses forces et ses faiblesses, et d’une altérité, c’est-à-dire d’une empathie pour autrui.
Aussi, devant le refus du pouvoir de Jésus, je me demande à nouveau comment vivre sa vie d’homme ou de femme dans le service -qui construit l’autorité morale- et non dans le pouvoir. Cette question est de celle qui ne doivent pas nous lâcher.
-La mort de Jésus, cette Croix qui est devenu le signe de reconnaissance des chrétiens, elle est l’acmé du don. Je ne peux pas donner plus que ma vie. La Croix est le lieu de l’amour total, celui qui ne retient rien par devers soi. Et cette réalité, pourtant vieille de 2000 ans, traverse les générations et m’atteint, moi aussi. Je peux donc dire que « le Seigneur m’a aimé et s’est livré pour moi ». Et redire, avec Jean : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ».
Ce geste de Jésus fait prendre conscience qu’il n’y a pas de société sans don. Par le don, une société peut vivre ; sans le don, elle meurt. Je n’ai pas grandi sans que mes parents, ou l’État, ou une bonne âme, me donnent leur temps, leur enseignement, leur patience, leur argent, même. Si je refuse de donner, si je m’agrippe sur mon bien, et si je me bats pour le garder, ou si je veux ce qu’a l’autre, c’est la guerre. Sans don, nous nous entretuerions. Donner est vraiment le geste princeps de toute vie sociale. Parce qu’il est la clé de la vie commune, donner fait vivre. C’est la Loi en un seul article. Aussi, chaque fois que nous regardons une croix, n’y voyons pas d’abord le dolorisme, la souffrance, le volontarisme qui nous écartèle, mais le don. Si cela nous aide, remplaçons le mot « croix » par celui de « don ».
Mais le don ne cantonne pas au don de sa vie. Donner se décline au quotidien, en de multiples petits gestes de don auxquels, parfois, nous ne prêtons même plus attention. Sans nous en rendre compte, dix fois par jour, nous mettons la Croix en actes.
Bien sûr, donner n’empêche pas la prudence, le discernement, etc. Ce n’est pas un geste téméraire, mais il doit toujours rester raisonné. On devine déjà que dans la mort/don pour la vie se profile une résurrection. Celle-ci est le fruit de la mort. « Si le grain ne meurt », dit Jean.
B.La circonstance : la mort der Jésus a lieu pendant la Pâque juive. C’est ainsi que tous les évangélistes la situent, avec une différence entre les synoptiques et Jean. Chez Jean, la mort de Jésus survient au moment où les agneaux sont égorgés au Temple. Pour lui, Jésus est l’agneau innocent. Sa Passion est une Pâque. Jésus est la Pâque.
Ceci nous amène à rappeler le sens de cette fête.
Pâques, vient de l’hébreu Pessah, qui veut dire « passage ». Cette fête fusionne deux fêtes ancestrales : une fête agraire et une fête de l’agnelage. Le judaïsme en a fait sa fête majeure. Elle célèbre un double passage : celui de Dieu qui, en venant frapper les Égyptiens est « passé » au-delà des maisons des Israélites (Ex 12, 27). Le passage fondateur est donc celui de Dieu. Ensuite, grâce à cette mansuétude divine, le peuple, guidé par Moïse, va pouvoir « passer » la mer à pied sec. Il va passer de l’esclavage à la liberté, dans une démarche de libération aux potentialités indéfinies. Nous naissons d’ailleurs dans une libération, qui nous arrache au ventre maternel.
Puis, sur cette Pâque juive, s’est greffée la Pâque de Jésus, son passage vers son Père. Pour les évangélistes qui la racontent, elle est aussi l’accomplissement de la Pâque juive : ils veulent nous dire qu’à la Croix, Dieu passe. Il y a une révélation dans ces instants tragiques. Quant à la mort de Jésus, elle est libération, peut-être pour lui qui va vers le Père, mais en tous cas pour nous. En somme, Pâques, c’est Dieu qui passe et fait passer de la mort à la vie.
Pâques est donc la plus grande manifestation qui soit de « l’art de passer ». Et dans notre quotidien, nous en sommes les bénéficiaires permanents. En effet, ce verbe « passer » est l’un des plus utilisés de notre langue, et aussi dans d’autres langues : passover disent les Anglais. Il signifie que l’on a passé un cap : « Le bébé est bien passé », « Il est passé me voir ce matin », « la couleur des rideaux a passé », « j’ai passé mon examen », etc.
Pessah dit que nous sommes des passants sur cette terre. C’est notre définition, et cette définition nous met dans un perpétuel mouvement. Avec le judaïsme, qui a promu une vision « orientée » du temps et non cyclique, donc qui a « inventé » l’histoire, nos vies sont dans une dynamique. Nous sommes plongés dans le temps. Passer est la dynamique de nos vies.
La leçon que j’en tire pour ma vie est que je rends grâce de ce qu’il m’est à moi aussi donné de « passer », de vivre, d’advenir, de me surpasser, de me faire « dépasser », et de trépasser.
En somme, Pessah, Pâques est non seulement, non seulement la fête du passage de Dieu, non seulement une fête du passage de la Mer, non seulement la fête du passage de Jésus vers son Père, mais c’est le mouvement même de nos vies. Pâques nous exauce. Il y a une dimension anthropologique dans le mystère pascal. Nous portons ce mystère : nous sommes construits par le moule de Pâques, et nous l’actons dans notre vie. Sans cesse nous mourons et renaissons. Sans cesse nous donnons. Donc, nos vies seront déployées, heureuses, exaucées, même, au-delà de toute mesure, lorsqu’elles accepteront cette réalité qui nous constitue : passer.
Ceci m’amène à reconnaître ce que je pense être la contribution majeure du christianisme à tous les temps, au nôtre en particulier : le christianisme dit qui est l’être humain : un passant, visité par Dieu, libéré par lui de ses esclavages les plus sournois. Le christianisme est une anthropologie.
C.Le don est le signe de l’amour, le mot de tous les dangers ! Si Jésus donne, c’est par amour. La clé de la présence divine au monde, elle a été donnée depuis longtemps, dans la Torah et chez les prophètes Je la résume avec une simple phrase du prophète Isaïe qui est à réentendre chaque jour : « Tu as du prix à mes yeux et je t’aime » (Es 43, 4).
Quel est cet amour dont je suis aimée ? Il s’agit de cet amour inconditionnel que cherche tout être humain. Il peut prendre plusieurs formes.
-Il est d’abord la justification de ma propre existence. C’est cette justification qu’a découverte Luther dans sa tour, quand il a compris que l’amour de Dieu lui était donné sans contrepartie de sa part – finies les mortifications, la culpabilité dévorante que Luther subissait sans pouvoir connaître le repos… En somme, cet homme s’est vu subitement comme la rose du Pèlerin chérubinique : un être sans pourquoi, justifié par son existence même, livré au monde -autant d’ailleurs à sa bonté qu’à sa fureur- mais un être libre, dont la liberté est à la fois l’essence et le moteur. Le cœur et le viatique.
-Il est ensuite la sécurité absolue : « Dieu mon rocher », dit le livre de l’Exode. Il est la Nuée au désert, présente au-dessus du peuple qui déambulait dans les sables. La Nuée qui s’arrêtait le soir et repartait avec lui au matin. Et sa présence, sa seule présence, ou du moins la certitude de sa présence, devient notre force. Elle chasse la peur, la peur qui est si mauvaise conseillère. Pourtant, sous cette présence, tout le mal du monde peut encore advenir, tous les tourments aussi, mais Dieu reste là. Dieu ne protège pas du mal, qui reste subi, mais il délivre de son poison. Son poison, c’est de croire qu’il a eu le dernier mot. Le dernier mot, il a été à Dieu qui a ressuscité Jésus, vainqueur du mal. Sa simple présence doit nous suffire. Dieu n’a pas empêché D. Bonhoeffer d’être pendu. Mais il était avec lui dans la prison de Flossenbürg. C’est cette sécurité essentielle qui s’appelle « amour », car elle fait de nous des vivants, exposés à la dureté du monde, mais debout : « Ceins tes reins comme un brave » disait Dieu à Job avant de lui montrer sa puissance (Job 38, 3).
Faut-il Dieu pour cela ? Non, je dois reconnaître que Dieu n’est pas « nécessaire » à cette expérience d’amour. Si vos parents sont de bons parents, ou si vous être résilient, ou si vous rencontrez un bon psy, vous pouvez tout à fait tenir debout sans Dieu. Vous pouvez vous sentir libre, parfaitement libre, et en sécurité parce que vous avez confiance en vous. Et votre confiance en vous peut ne pas être égocentrisme, mais aussi confiance en l’autre, riche de mille dons, lui aussi. Et Dieu, alors, n’est pas nécessaire. Mais… revirement salutaire : Peut-être est-ce seulement à partir de ce moment que je peux commencer à aimer Dieu, dès lors qu’il ne m’est plus nécessaire ? Dieu devient mon choix, et je deviens le sien.
Cet amour inconditionnel est une leçon pour aujourd’hui. Qui ne voit que nos sociétés ont besoin d’amour ? L’amour qui vient de Dieu chasse la peur, la peur omniprésente de nos sociétés, et la remplace par la main tendue, par un a priori de bienveillance. Je ne sais pas si Dieu existe, mais je sais que l’amour qu’il donne rend heureux.
Il y a donc des attentes contemporaines auxquelles le christianisme de toujours sait très bien répondre. Le christianisme subvertit les logiques de pouvoir, il prône une universelle fraternité, une foncière égalité entre les femmes et les hommes, et une saine écologie humaine. Pour moi, le christianisme exauce le vivant. Il nous dit qui nous sommes.
Qu’est-ce que le vivant selon la Bible ? Un être créé bon et de la bonté divine, appelé à la liberté, capable de faire le mal, mais certain du pardon de Dieu, un être aimanté par la quête, et qui trouve son bonheur à reconnaître qu’il y a plus grand que lui. En somme, l’anthropologie biblique est bien résumée par ce mot célèbre de saint Irénée : « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant. Et la vie de l’homme, c’est la vision de Dieu ».
Ces trois éclairages, la fraternité, la foi des femmes et le mystère pascal, nous montrent l’immense richesse du christianisme, pour aujourd’hui et pour demain.
III.Dans ces conditions, quel est l’avenir du christianisme ? Je pense que vous comprendrez maintenant qu’il dépend de nous. Savons-nous, voulons-nous dire du bien du christianisme ? Il ne s’agit pas de lui dresser une couronne de lauriers, comme on le fait pour des morts, mais d’en dire du bien. Pas simplement d’en dire du bien, mais de dire le bien que cela me fait à moi. Plus encore de dire la Bonne Nouvelle qu’il contient. Plus encore, d’en vivre. Un exemple va nous le montrer.
« Marie se tenait près du tombeau, au-dehors, tout en pleurs. Or, tout en pleurant, elle se pencha vers l’intérieur du tombeau et elle voit deux anges, en vêtements blancs, assis là où avait reposé le corps de Jésus, l’un à la tête et l’autre aux pieds. Ceux-ci lui disent : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » Elle leur dit : « Parce qu’on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a mis. » Ayant dit cela, elle se retourna, et elle voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus lui dit : « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » Le prenant pour le jardinier, elle lui dit : « Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et je l’enlèverai. »
Jésus lui dit : « Marie ! » Se retournant, elle lui dit en hébreu : « Rabbouni » – ce qui veut dire : « Maître. » Jésus lui dit : « Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père. Mais va trouver mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. » Marie de Magdala vient annoncer aux disciples qu’elle a vu le Seigneur et qu’il lui a dit cela ». (Jean 20, 11-18).
A quoi renvoie le « cela » ? A tout ce que vient de découvrir Marie : Jésus vivant, Jésus qu’on ne touche plus, Jésus qui vous appelle par votre nom. C’est la Bonne Nouvelle de la résurrection. L’Église, ça n’est que cela : c’est le lieu, ce sont les gens, ce sont les paroles et les actes qui disent que Jésus est vivant, présent, et qu’il vous appelle par votre nom. Tout le reste est secondaire.
Dire du bien du christianisme, c’est donc annoncer encore et toujours que Jésus vient, qu’il est présent, que sa Passion nous sauve, et que je suis aimé de lui. Refonder demain notre institution, – car nous en avons besoin- cela ne peut être qu’une Église inclusive et inculturée[2].
Si les chrétiens vivent de cette foi, « résurrectionnelle », ils ne disparaîtront pas. Aujourd’hui, beaucoup quittent l’institution, mais une bonne partie des sortants restent chrétiens. Certains disent qu’ils ne le sont plus que par culture, mais la frontière reste souvent floue. Sans doute le christianisme deviendra-t-il minoritaire. Je voudrais conclure en disant que je pense profondément que c’est une vraie chance. Le temps où il a été minoritaire, jusqu’en 312, a été d’une grande fécondité. Aujourd’hui, la quête spirituelle n’est pas moins forte qu’aux premiers siècles, il existe aussi des communautés disséminées, des groupes de lecture de la parole de Dieu, des foyers de résistance au monde, comme le refus de porter les armes, ou de tuer les nouveaux nés, des vrais lieux de vitalité évangélique.
Et sachons que bien que si les temps deviennent rudes pour l’être humain, pour l’humanité en général, pour une relation vraie entre les êtres, si l’amour est bafoué, « technicisé », alors on aura besoin des chrétiens. Leur responsabilité sera de plus en plus grande, on devra donc pouvoir compter sur eux.
En somme, il faudra aux chrétiens du talent pour défendre leur foi, leur foi en l’homme, du courage, et il leur faudra donner beaucoup d’amour.
Anne Soupa
[1] Michel Houellebecq : Poésie, coll. J’ai lu, p. 35
[2] Voir Se réformer ou mourir, Sept théologiennes prennent la parole. Salvator, octobre 2023, 178 p.