Qui est Judas ?
Toute histoire a son méchant. Nous voici ce soir aux prises avec le méchant des évangiles. Avec cette particularité que, si le méchant meurt, le bon meurt aussi. Que reste-t-il ? A nous questionner sur l’œuvre du mal. Quel sort lui est réservé dans cette histoire ? Le mal reste un mystère. Jésus ne l’élucide pas, mais, en acceptant la mort, il prend le mal sur lui. Et Dieu le ressuscite.
Je vous invite à constater que Judas est un acteur inutile. C’est Jésus lui-même qui le dit : « Pourquoi venez-vous avec des bâtons ? N’étais-je pas tous les jours dans le temple ? Et pourtant, quand on regarde le cours de l’histoire, on constate au contraire, que Judas a été une figure extrêmement utilisée. Elle a même fini par personnifier le mal et à… créer du mal, par l’antijudaïsme que la figure a incarné. Cela illustre combien il est difficile de parler du mal sans en charger certains.
Que sait-on de Judas ?
Judas est l’un des compagnons de Jésus. Il est même probablement son ami le plus proche. Mais très peu de son existence personnelle transparaît dans les évangiles. Plutôt moins que pour d’autres disciples. Il porte le nom le plus banal qui soit. Il est l’habitant de Judée, l’enfant du pays, le juif (judaios).
L’identité de Judas se trouve dans celle de sa tribu. Il vient d’un lieu-dit judéen. Il est « l’Iscariote », et le seul à l’être, dans les listes des Douze, fournies par Matthieu, Marc et Luc. L’étymologie d’Iscariote a fait couler beaucoup d’encre, pour un maigre succès. Selon les uns, il faut l’associer au latin « sicaire », « homme au poignard » qui, pour les Romains, désignait les Zélotes, ces indépendantistes juifs opposés à Rome. Mais, la Guerre des Juifs qui opposa les Juifs à Rome étant postérieure à Jésus, l’association devient hasardeuse. La moins mauvaise des interprétations ferait de Judas un habitant de Kerioth, une localité judéenne. Mais c’est sans certitude car la localité n’est pas répertoriée au 1er siècle. Et parmi les Douze, il est le seul judéen, dans un pays qui compte douze tribus.
Que Judas Iscariote vienne de la tribu du même nom pourrait donc vouloir dire beaucoup de choses, d’ailleurs parfois incompatibles entre elles. Cela souligne d’abord la responsabilité de Juda dans la venue du Messie Du coup, la question surgit : en embrassant Jésus, Judas aurait-il pu vouloir, non trahir, mais désigner le Messie ?
Notre Judas rappelle un autre Judas, le quatrième fils de Jacob, qui a, par la suite, donné son nom à la tribu de Juda. C’est lui qui a voulu sauver Joseph de la mort. Et lui qui a dit de Tamar : « Elle est plus juste que moi. » En somme, ce Juda était un coquin incliné vers le mal, mais qui a appris à pactiser avec le bien. Un homme rusé, intelligent, pragmatique et honnête avec lui-même.
Il faut aussi garder à l’esprit les tensions anciennes entre Juda et les tribus du Nord, incarnées ici par la Galilée des Nations. Elles typent deux courants majeurs du judaïsme qui sont aussi des oppositions quasi universelles : ancrage sur une terre contre indifférence à la terre, sous la forme de la diaspora, pureté ethnique contre pluralisme ethnique, culte du passé contre disponibilité à l’avenir, recours au livre ou à la science contre pragmatisme et poids du réel, exigence de la loi contre la casuistique… Une précision de Jean accentue ce clivage. Lorsqu’il dit : « (Jésus) parlait de Judas, fils de Simon Iscariote ; c’est lui, en effet, qui devait le livrer, lui, l’un des Douze », il veut placer le geste de Judas – en faisant mention de son père – dans la continuité de l’histoire du peuple d’Israël. Il y a un doigt pointé de cet évangéliste qui ne rate jamais une occasion de monter que Jésus est en procès, accusé par son propre peuple, et finalement, mis à mort par lui.
Je précise que, dans les listes des trois évangiles synoptiques, Judas occupe toujours la dernière place. C’est déjà un jugement. La mention de l’ordre a de l’importance. Mais des différences d’exposition sont aussi signifiantes. Matthieu énonce des paires. Il place Judas avec un Simon le Zélé, nommé le Zélote chez Luc. Les synoptiques précisent d’emblée qu’il était celui qui allait « livrer Jésus », ou « le trahir, chez Luc ». Ceci nous montre déjà que nous allons découvrir le Judas de Marc et Matthieu et le Judas de Luc et enfin celui de Jean. Et pour faire plus court encore, l’encre dans laquelle Marc et Matthieu plongent leur plume est moins noire que celle des deux autres. Celle de Marc plus laconique que celle de Matthieu, et celle de Luc, moins noire que celle de Jean. Enfin, information essentielle pour tenter de rejoindre l’histoire, le texte le plus ancien et le plus sobre est celui de Marc. Quant à Paul, il n’en parle même pas, lorsqu’il relate le dernier repas.
Qu’a fait Judas ?
Mais avant d’entrer dans ces distinctions entre les évangélistes, un constat essentiel s’impose. Les quatre évangélistes parlent de « livrer », paradidomi, et non de « trahir ». Une fois et une seule, le nom de « traître » prodotes, est utilisé, par Luc, dans la liste des Douze : « Judas qui devint un traître ».
Ce verbe paradidomi signifie : mettre à côté, de côté, remettre, souvent à l’ennemi, aller au bout d’un contrat conclu. Il est souvent employé dans des contextes théologiques pour suggérer que le dessein de Dieu s’accomplit à travers une « livraison ». Ainsi Paul dit que Dieu « livre le Christ », pour nous, ou pour moi. Du coup, le jugement sur Judas change du tout au tout : il n’est plus le coupable direct de la mort de Jésus, mais l’instrument de la volonté divine. C’est bien moins grave.
Chez Marc, Judas ne demande pas d’argent, et il n’est pas question de sa mort. Le retournement spectaculaire vient de Matthieu, doté d’un extraordinaire talent littéraire, qui en fait un disciple animé de l’appât du gain qui regrette ensuite son geste au point d’en mourir. Mais gardons à l’esprit que ce sont des ajouts. Cette piste sera ensuite creusée par Jean, qui fera de Judas un avare et un voleur.
Chez Luc et Jean, le tableau est en effet plus sombre. Nous avons vu que Luc, lorsqu’il en parle pour la première fois, l’appelle le traître. Mais il le dédouane en partie en mentionnant qu’il est sous l’emprise de plus fort que lui. Au moment de la Passion, il informe son lecteur que « Satan entra dans Judas, appelé Iscariote, qui était du nombre des Douze ». Annonce essentielle, car c’est désormais Satan qui mène le jeu. Jean fait de même, en invoquant le diable.
Mais cette dramatisation qu’apporte la figure mystérieuse de Satan n’est pas du tout utilisée de la même façon par Luc et par Jean. Si Luc n’escamote pas la faute, c’est pour mieux montrer qu’elle dépasse les forces personnelles de Judas. Il suggère même que celui-ci est pardonné.
Jean, lui, veut magnifier Jésus, en noircissant Judas si besoin. Il renforce donc l’idée que les disciples sont tentés de refuser Jésus, il clive : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » Il prend alors l’exemple de Judas. Mais avant d’en venir à lui, il prend son élan…. Utilisant la technique du zoom, il montre d’abord l’incrédulité des Juifs (v. 41 ; 52), puis celle de certains de ses disciples (60-61), puis celle de l’un des Douze, Judas. Et il le fait avant même que le nom de Judas ne soit cité ! Il dit : « N’est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous les Douze ? Et l’un de vous est un diable ». Ainsi, le Judas de Jean est un démon avant d’avoir un nom…. C’est Jean qui précisera : « Il parlait de Judas, fils de Simon Iscariote ; c’est lui qui devait le livrer, lui, l’un des Douze ».
Toute prétention à cerner la figure historique autant que théologique de Judas se heurte donc à cette différence d’optique entre les évangélistes. Le choix de l’indulgence sera celui de Matthieu/Marc, tandis que le choix de la sévérité émerge des propos de Jean, et dans une moindre mesure de Luc. Comme, au cours de l’histoire, la christologie s’est essentiellement construite à partir de l’évangile de Jean, il était logique que la place de Judas devienne maudite. Mais il ne faut pas non plus perdre de vue que, même en prenant au sérieux les évangélistes qui chargent davantage Judas, Luc ou Jean, Jésus n’en exclut pas pour autant Judas. Pour Jésus, Judas est l’un de la famille. Ne jamais l’oublier !
Jésus face à Judas
Jésus garde son amitié envers Judas. Si l’on s’appuie sur l’évangile de Jean, Jésus savait que Judas le livrerait. Et pourtant il n’a rien modifié de sa conduite pour se protéger de manœuvres malveillantes venues de son disciple…
Cette sorte de laisser faire de Jésus a beaucoup questionné les commentateurs païens des premiers siècles, et elle a été jugée de façon très négative. Si Jésus savait, pourquoi a-t-il laissé faire ? Il aurait pu sermonner Judas, le convaincre de changer… Or, il ne le fait pas. L’écrivain Celse, en particulier, a objecté que Jésus, s’il savait tout, était un bien mauvais stratège en laissant à ses côtés quelqu’un d’aussi peu fiable que Judas. D’un simple point de vue politique, n’est-il pas en train de ruiner sa cause en laissant un traître dans ses rangs ? Quelle confiance donner à cet étrange maître de sagesse dont on dirait qu’il veut perdre ? Complexe d’échec, diraient nos maîtres actuels. Enfin, ne pas vouloir gagner « à tout prix », en n’écartant pas le mal « à sa racine », avant qu’il n’ait gangrené le corps, n’est-ce pas trop peu croire à ce que l’on défend ? Cette contradiction, aux yeux « du monde », dirait Jean, demande à être regardée les yeux grands ouverts. Non seulement elle éclaire sur la logique de Jésus, mais elle pose des questions considérables à chacun de nous, personnes physiques ou entreprises morales, ou chefs d’Etat. Qui ne veut gagner, promouvoir une cause, par exemple, et ne sait qu’il aura des choix déchirants à faire ? Ici, force est de constater que Jésus ne cherche ni à garder sa vie à tout prix, ni à accumuler les succès du monde, ni à réunir des milliers de personnes dans des stades. Pour lui, le gain n’est pas là où on le croit d’habitude. Je note que c’est à travers la figure de Judas que Jésus révèle son projet.
Ce qui nous importe ici, c’est que Jésus accepte sciemment de compagnonner avec celui qui le « livrera ». Jésus ne trie pas…. Le bon et le mal cohabitent comme le bon grain et l’ivraie. Ce qui est assez subtil à constater, c’est que Jean, tout en menant une démonstration qui accentue les contrastes, le fait au service de la grandeur d’un Jésus qui, précisément, refuse de se laisser enfermer dans un paysage binaire. En acceptant Judas dans le groupe de ses amis, « tout en sachant », Jésus est au-delà de lui-même, de ses intérêts propres et même de la cause qu’il défend, autant qu’on puisse la comprendre.
Je vois deux conséquences à ce geste : d’une part, Jésus consent lucidement que ce mal le fasse mourir. D’autre part, en l’acceptant, il en décharge Judas. D’une certaine manière, il faut même admettre que Jésus ne tient plus vraiment Judas pour responsable du mal qui l’accable. Il le prend sur lui, car c’est toujours celui qui sait qui porte la plus grande part de responsabilité. Le mal est devenu son affaire. Il est « le Sauveur » d’un mal que Judas s’avère incapable de combattre. Et, tout « traître » qu’il soit, Judas reste son ami. Tous deux sont, selon l’expression, unis par une communauté de destin : l’humanité est une, Jésus ne veut pas qu’elle se fracture en bons et en méchants, mais que tous apprennent à vivre ensemble. C’est une puissante leçon d’humanité.
C’est sans doute cette même visée que poursuivent les synoptiques en racontant la scène du baiser, profondément équivoque. Dans son sens premier, le baiser est une marque de respect d’un disciple envers son rabbi. Les synoptiques pourraient vouloir montrer que Jésus et Judas sont et demeurent frères.
Le partage du repas et le lavement des pieds
Ce compagnonnage sans faille se confirme encore lors du dernier repas, au moment où Jésus va désigner celui qui va le livrer. La scène se partage en deux temps : le début du repas pascal et le moment -interne à ce repas- où Jésus va demander à ses disciples de faire mémoire du pain et du vin en hommage à son corps et à son sang livrés pour tous. C’est ce dernier moment qui sera plus tard appelé « l’institution de l’eucharistie ».
L’annonce de la livraison de Judas est située, pour Matthieu et Marc, au cours du repas, et pour Luc, au contraire, après les paroles sur le pain et le vin. Quant à Jean, il place la scène après le Lavement des pieds, au cours du dernier repas, lequel ne comporte pas l’institution de l’eucharistie. Conclusion : chez Luc, Judas est présent lors de « l’institution de l’eucharistie », et il l’est probablement aussi chez Matthieu/Marc, puisque le texte ne mentionne aucun départ de Judas entre les deux temps.
Le plus frappant est que, pour les quatre évangélistes, la livraison a lieu dans le partage de table, dont on sait combien il était essentiel pour les anciens. Là encore, les différences entre les évangélistes au sujet de la manière dont la chose est dévoilée sont notables. Sans entrer dans le détail de « qui sait », « qui ne sait pas » le nom de celui qui livrera Jésus, il faut juste rappeler que Jean, – fidèle à son projet – fait que Jésus lui-même va, indirectement, donner le nom de celui qui le livre, alors que les trois synoptiques rapportent l’annonce puis le moment du dévoilement : « Serait-ce moi, Rabbi ? » demande Judas. « Tu l’as dit, » répond Jésus. Dans ce monde antique où les rituels de table étaient si codifiés, où il était si fréquent d’être exclus de la même table, pour des motifs de pureté, il est essentiel d’accorder de l’importance au choix, par Jésus, de ce moment de convivialité extrême, et de souligner que Judas n’a pas été exclu.
Ces quelques rappels pourraient passer pour évidents. Ils sont pourtant très difficiles à entendre par nombre de commentateurs et de fidèles. Certains ont d’abord tenu dur comme fer que Judas ne pouvait pas être présent à la Cène. Mais même s’il était là, disent les mêmes commentateurs, « il a communié de façon sacrilège ». On voit le poids d’une rétro-projection sur le passé d’une compréhension ecclésiale de l’eucharistie non encore advenue. Comme le dit H.J. Klauck, la « communion de Judas est le problème de ceux qui posent cette question, mais ce n’est pas un problème pour les textes ». Le problème, c’est pour ces personnes, la question de la souillure. Or, Jésus n’en a cure. Il invalide toutes ces constructions clivantes.
J’insiste : Judas est vraiment celui qui fait partie des proches, le frère, celui dont on aurait pu attendre autre chose, mais qui, précisément, fait mentir à la fois l’aspiration au bien et celle de l’unanimité. Judas aura tout fait avec les autres.
Ceci se vérifie aussi lors du Lavement des pieds. Il n’y est pas directement question de Judas, mais à travers les paroles dites à Pierre, on en mesure la portée. En effet ces paroles doivent, logiquement, s’appliquer à chacun de ses disciples : « Si je ne te lave pas, tu n’as pas de part avec moi » Judas, qui est lavé, puisqu’il est présent, a donc part avec Jésus. La suite introduit une restriction qui vise Judas : « Qui s’est baigné avec moi n’a pas besoin de se laver ; il est pur tout entier. Vous aussi, vous êtes purs, mais pas tous ». Malgré cette restriction, Judas n’est pas privé « d’avoir part avec Jésus ».
La succession de ces déclarations est-elle destinée à dissuader Judas de livrer, ou montre-t-elle la persistance de l’amitié ? J’opterai plutôt pour la seconde explication. En aucune circonstance, Jésus ne demande à Judas de renoncer à son geste. Pour lui, Judas est une personne libre et informée des conséquences de ses actes.
Le temps du malheur
Comment qualifier l’identité de Judas ? Je crois qu’il est « en même temps » acteur et victime, sujet et objet, libre et possédé. Il est le lieu de l’indécidable. C’est pourquoi je choisis de dire que Judas entre dans le temps du malheur. Que va-t-il faire ? Il va d’abord mener la cohorte des opposants à Jésus, puis embrasser son ami et se servir de ce baiser comme signe de sa livraison, puis regretter son geste au point de rendre l’argent et de clamer auprès des grand-prêtres qu’il a livré un sang innocent, mais en vain. Ne trouvant aucun secours, aucune oreille compatissante, Judas va se pendre. Judas est pris, broyé, perdu, détruit de fond en comble, au point que nous ne pourrions, si nous avions à écrire sa nécrologie, rien dire de son histoire, sauf qu’elle est une définition de la tragédie.
Récapitulons ce chemin vers le malheur. Jean et Luc le traitent, le premier de « diable », le second de « Satan ». Au moment de la Passion, les intentions des deux évangélistes se précisent. Luc fait ouvrir la Passion par cette mention : « Alors Satan entra en Judas ». Cela paraît une charge, mais en fait, Luc tente de disculper Judas : si c’est Satan, ce n’est plus vraiment lui. Jean fait de même lorsqu’il dit : « Après la bouchée, alors Satan entra en lui ».
Ainsi, ces deux évangélistes montrent que ce Judas possédé par Satan va être le déclencheur de la Passion. Satan lui-même est inclus dans le plan de Dieu. Il est bien une créature de Dieu et indirectement, il reste à son service.
Le baiser qui fait basculer l’histoire
Le baiser, pour les synoptiques, c’est le coming out de Judas. Son plan est à nu. Mais par Judas aussi, l’histoire bascule. C’est dire s’il a de l’importance.
Le baiser est le geste habituel par lequel le disciple salue son maître. Mais ici, il y a un plan entre Judas et les grands-prêtres pour désigner celui que les soldats doivent arrêter. Le baiser est donc codé. son sens change. Matthieu dit : « Ils se concertaient en vue d’arrêter Jésus par ruse et de le tuer. Ils disaient toutefois : ‘Pas en pleine fête ; il faut éviter un tumulte parmi le peuple’ ». Et, selon Matthieu, Judas, « se rendit chez les grands-prêtres et leur dit : « Que voulez-vous me donner et je vous le livrerai ? Ceux-ci lui versèrent trente pièces d’argent ». La préméditation est donc bien établie. Mais de quel sentiment ce baiser est-il chargé ? Haine, amour, ressentiment, jalousie, déception ?
Pour entrer dans ce malheur de Judas, je vous propose un petit retour en arrière. Jésus, en Matthieu, a, pendant le repas, annoncé la livraison : « Oui, le Fils de l’homme s’en va selon qu’il est écrit de lui ; mais malheur à cet homme-là par qui le fils de l’homme est livré. Mieux aurait valu pour cet homme-là de ne pas naître ».
Tout d’abord, Jésus rappelle la place des Écritures qui scellent son destin. La mort de Jésus n’est donc pas le problème de Judas. Puis vient la parole de malheur. Est-ce pour autant une « malédiction » à la manière de celles de Luc, par exemple ? Le contexte de la phrase suivante permet de dire, me semble-t-il, que c’est un constat de malheur et non une prédiction. N’empêche, la parole est dure à entendre…. C’est une manière radicale d’extraire quelqu’un du monde des vivants. La Bible use assez souvent de la formule.
J’observe que Jésus se met à la place de Judas, et même qu’il le plaint. Etonnant. Je vois dans cette parole la compassion d’un compagnon qui descend aux enfers avec son ami perdu. Et… même si c’est à rebours de la tradition chrétienne qui condamne le suicide, on est en droit de voir dans cette phrase de Jésus une compréhension concrète, existentielle, de la tragique situation de Judas et presque une manière d’acter qu’il est déjà poussé vers l’inexistence.
« J’ai péché en livrant un sang innocent. »
Nous voici maintenant aux prises avec le remords de Judas. Rappelons le déroulement. Au petit matin suivant l’arrestation, Jésus a comparu devant le Sanhédrin qui l’a condamné pour blasphème, puis il est conduit à Pilate pour être mis à mort. Judas, voyant que celui qu’il a livré est aux mains des occupants ennemis, est pris de remords et rapporte aux grands-prêtres et aux anciens les trente pièces d’argent qui étaient le prix de son forfait. Trente pièces d’argent, c’est peu : le salaire d’un esclave.
Le revirement de Judas me semble essentiel à souligner. Les évangiles nous disent qu’il savait très bien ce qu’il faisait. Il avait ses entrées dans les milieux du Temple. Marc, Matthieu et Luc disent tous les trois qu’il s’était rendu auprès des grands-prêtres et qu’il avait négocié avec eux pour livrer Jésus. Son dessein est clairement et patiemment élaboré. Pour vouloir faire et défaire, Judas a un défaut de discernement, et même une faille psychique, un clivage.
Toujours est-il qu’il ne veut plus de l’argent versé – ce qui prouve que le motif de l’argent était secondaire pour lui – et qu’il va clamer en plein Sanhédrin l’innocence de Jésus. Entendons bien : le Temple, le lieu du pouvoir juif qui vient de condamner Jésus va entendre qu’il est innocent ! Avant Pilate même, Judas a reconnu l’innocence de Jésus ! Pourquoi les Douze ne sont-ils pas là pour affirmer l’innocence de Jésus devant le Sanhédrin ? Ils ont peur, dit l’évidence. Mais ont-ils foi en l’innocence de Jésus ? Prenons acte que, avant les Onze, Judas reconnait la grandeur de celui qu’il livre.
Observons aussi qu’il ne dit pas : « J’ai livré mon ami », mais : « J’ai livré un sang innocent ». Á quel niveau se place-t-il ? Ni celui de l’amitié ni celui de la foi, mais celui de la Loi. En cela, il est un vrai Juif, pour qui le critère de discernement majeur est le respect de la Loi, et pour qui le « péché » est un écart avec la Loi. Selon la Loi, il s’est lui-même mis hors la loi. Peut-être aussi prend-il conscience, le premier, avant les Onze, qu’il va perdre Jésus, qui, désormais, ne peut aller qu’à la mort. Avec cette phrase de revirement tragique, Judas entre dans pour de bon dans le malheur. Et mieux il assume, plus il souffre.
La mort de Judas
Après la mort psychique, la mort physique. Elle est racontée en deux lieux, et sous des modalités différentes, comme si cette insistance littéraire en renforçait l’horreur et le caractère accablant.
Matthieu commence par expliquer comment Judas en est venu à la mort. Il avait déjà précisé que Judas avait été informé de la condamnation à mort de Jésus et que c’est celle-ci qui suscite son remords. Maintenant, il raconte que, en allant avouer sa faute aux grands-prêtres, Judas jette les pièces au sol et que ceux-ci lui répondent : « Que nous importe ? Á toi de voir ».
Sans doute y a-t-il dans cette réponse le souci de l’affectation future de cet argent, impur, donc impropre à entrer dans le trésor du Temple puisqu’il avait été gagné contre le sang de quelqu’un, mais le moins que l’on puisse dire est que, pour Judas, le coup est rude. Sa solitude s’accroît, et son obéissance à la Loi ne lui sert plus à rien. Matthieu décoche au passage une flèche bien acérée aux grands-prêtres et aux anciens. Sont-ils encore les prêtres de Yahvé, ce Dieu « de tendresse et de pitié, lent à la colère et riche en grâce » ou bien sont-ils inféodés à l’administration du Temple ? Même Pilate avait fait preuve de plus d’humanité.
Pour Judas, cette défection fait sauter la dernière rambarde qui le protégeait encore de la mort. Il perd les derniers liens qui le tenaient à la vie. Il avoue, mais sans recevoir de pardon. Les grands-prêtres du Temple ont vidé le monde toute présence.
Quel contraste avec l’attitude de Jésus ! Autant Jésus avait tout fait pour alléger Judas de son geste, autant le personnel du Temple l’accable. Désormais, Judas n’a plus d’ami. Il est seul, privé du pardon de Dieu. Alors, laconique, Matthieu dit : « il se retira et alla se pendre ». Judas « se retire », au sens fort, comme la mer se retire : il disparaît.
Ce faisant, Judas n’a pas tant « livré » Jésus qu’il ne « s’est livré » à son propre malheur. Submergé par son geste, Judas meurt avant même la mort même de Jésus. Seul des Douze, il n’aura pas connu la résurrection de son ami.
Luc, dans le livre des Actes, donne une version différente de cette mort. Il raconte : « Voilà que, s’étant acquis un domaine avec le salaire de son forfait, cet homme est tombé la tête la première et a éclaté par le milieu, et toutes ses entrailles se sont répandues ».
Cette seconde version n’invalide pas totalement le diagnostic de suicide, car il y a des morts dites « naturelles » qui sont en fait des suicides inconscients. En plus, il est aisé de constater que ces informations de Luc sont peu compatibles entre elles. Signe qu’elles sont à lire de manière symbolique, chacune apportant un élément de la détresse qui frappe cet homme. Détaillons-les. Quelqu’un dont la tête tombe est quelqu’un qui « perd la tête », il devient comme privé de sa raison. S’il « éclate par le milieu », c’est qu’il est la division en personne et si ses viscères se répandent, c’est que l’enveloppe qui fait son unité physique et psychique est brisée. Cet homme n’a plus rien « pour se tenir » en tant que sujet, aucune peau pour le retenir et faire de lui un être humain « équipé pour la vie ».
Je pense donc que la version de Luc éclaire et renforce celle de Matthieu. Elle ouvre le lecteur sur l’ampleur de la tragédie morale et psychique qui le touche.
En somme, cette histoire est celle d’un homme happé par sa propre division intérieure, au point même de s’exclure de l’humanité. Judas se met « hors champ ». Il montre que l’être humain peut se laisser diviser jusqu’à en mourir. Il peut abandonner sa part lumineuse pour ses propres enfers. Judas est le sujet clivé qui échoue à sa propre unification. Terrible destinée…
Pourtant, dans ce paysage glauque, la brève explication par Matthieu de l’affectation de cet argent sale laisse percer une trouée de pâle lumière, presque d’espérance. Les grands-prêtres achètent un champ appelé le champ du potier (hakeldama), et l’affectent aux sépultures des étrangers. Paradoxe de voir que Judas, celui qui avait un nom si commun, est désormais celui qui permet à Israël d’accueillir des étrangers. Lui, le Judéen pourrait bien servir la cause des Galiléens, car il côtoie l’idée d’universalisme, d’accueil des Nations…. Il y a là comme une invitation à la réconciliation interne au judaïsme.
Par ailleurs, Matthieu, en utilisant de manière assez complexe plusieurs citations de l’Écriture, Matthieu va en faire le « champ du sang », c’est-à-dire des innocents, ceux d’hier et celui d’aujourd’hui, Jésus. Pour la mémoire de Judas, c’est une assez forte parole d’espérance. L’argent de sa livraison va à la cause des innocents…. Très indirectement, mais c’est ce que Matthieu suggère, Judas est associé au salut.
En conclusion
Judas, s’il n’a pas d’utilité narrative, est bien un maillon dans le déploiement du plan du salut. Il est celui qui livre. En outre, il ouvre deux champs de réflexion assez inédits. Je suis loin d’avoir tout lu sur Judas, mais je ne connais pas d’autre investigation sur ces hypothèses.
-Le premier est à la fois anthropologique et théologique. Il est de considérer que Judas focalise sur sa personne trois tentations subies par Jésus au seuil de sa Passion. Judas serait est le double obscur que Jésus refuse d’être. Détaillons-les :
1. Judas, en ouvrant une différence, un « non » même, au sein des Douze, rompt leur unanimité.
2. Judas rêve d’un Dieu tout puissant qui serait un sauveur politique.
3. Enfin, il choisit le Temple, ce petit monde institutionnel accroché à un pouvoir.
Ces trois caractéristiques provoquent Jésus. La première l’ébranle sur la pertinence de son action : on peut ne pas suivre Jésus et rester son ami. La proposition de Jésus n’est pas totalitaire, elle porte en son sein la capacité de dire « non. C’est-à-dire le pluralisme des idées et des actions. La seconde parce qu’elle va contre toute son oeuvre d’abaissement, que l’on appelle la kénose, la troisième enfin, parce qu’elle lui rappelle la Loi, l’institution, le culte, trois réalités qui ont du prix pour tout juif. Ne sont-elles pas toutes une occasion de chute ? C’est dans ce cadre que Judas a une place, comme Pierre était aussi une figure de la tentation.
-Le second champ, de réflexion est lié à la question du mal. Comment, dans une société donnée, traiter le mal ? Les Juifs avaient l’habitude d’envoyer un bouc au désert, le jour de Yom Kippour. Ce bouc qui allait se perdre emportait avec lui les fautes de la communauté. Sous des modalités différentes, Judas en est la réminiscence.
Mon hypothèse est que la communauté des disciples pourrait avoir reporté sur Judas le mal dont elle ne savait que faire, et surtout la faute dont les Douze s’étaient rendus coupables en abandonnant leur ami à la mort. Les Douze se défaussent. En même temps, ils se vengent des Judéens qui n’ont pas reconnu Jésus.
Mais si nous tenons que Jésus a pardonné à Judas, une conséquence majeure apparaît : ce dernier n’est plus le diable que Jean et à sa suite nombre de Pères de l’Église ont voulu voir. Il est un disciple de Jésus pardonné. Désormais, le mal n’est plus sur les épaules de Judas, mais sur celles de Jésus à la croix. Et pour toujours, Judas n’est plus la poubelle de tous les péchés. Ce qu’a fait Judas, qui ne pourrait le faire ? Judas, c’est chacun de nous. Sans doute devons-nous tous apprendre que, comme nous nous efforçons de le faire pour les déchets radioactifs, nous avons à recycler le mal en chacun de nous. C’est le sens de la question que Matthieu met dans la bouche des disciples le soir du dernier repas : « Seigneur, serait-ce moi ? »
Anne Soupa